RYOSUKE TANZAWA OU LA SOLITUDE CINÉGRAPHIÉE DES MC’S

Personnage de l’ombre, on sait bien peu de chose de Ryosuke Tanzawa, à part les clips et les photographies léchées qu’il égrène par l’entremise de son site. Ce new-yorkais d’origine japonaise officie pour un panel de rappeurs aux instrumentales sophistiquées, suaves et atmosphériques. Ce sont d’ailleurs pour la plupart des lyricistes ayant grandi dans les environs de la grande pomme. Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’endogamie fonctionne à merveille, Tanzawa a collaboré avec des pointures aussi fringantes et coquettes que Navy Blue, Mike, Slauson Malone, Armand Hammer ; en d’autres termes, l’aristocratie fine des suburbs.

Toujours, c’est la solitude qui prime, un privilège accordé au temps long, à l’arrêt sur image. La photographie est soignée, souvent argentique, la colorimétrie s’adoucie en teintes lactées, onctueuses, presque célestes – comme un échange entre l’éther et le béton. Une contemplation intense et courte, ses clips ne durent rarement plus de deux minutes. Ryosuke est un esthète, un petit être minutieux qui fait la part belle au design, à l’habillage comme à l’architecture. Ses réalisations tiennent à l’intérieur d’un périmètre restreint de motifs, trainant leur nonchalance avec contagion et volubilité.

(Clip du morceau « Timberwolves » de Navy Blue)

Au service de « Genny », c’est l’ourson de Murakami – que l’on connait mieux comme étant l’ancienne mascotte du sulfureux Ye – ou bien l’énorme doudou Kirby qui peuple l’appartement de Zoink. L’un des éléments remarquables que l’on retrouve dans le reste de sa clipographie, c’est une insistance, une obsession pour les bancs et les chiens. On les retrouve dans d’autres clips, celui de Navy blue pour « Timberwolves » par exemple. Comme à son habitude, la vidéo tient en bien peu de chose : Sage Elsesser balade sobrement son pitbull terrier dans une succession de photographies en couleurs rétros. L’occasion d’en griller une, de parcourir un parc, et vous l’aurez compris, d’immortaliser un banc. Un autre aspect prépondérant de Ryosuke, ce sont ses manies de styliste qui se découvrent par des choix de cadrages étranges et elliptiques. Dans « Vin Skully », Earl gravite dans un bâtiment à l’aura désuète. Vieux mobiliers, vieux moniteurs, pales de ventilateur sorties d’une Amérique marinant encore dans le jus du passé, Tanzawa filme Earl sur un tapis de course, fixé sur une vitesse lente. À chaque fois, le cadre est conçu pour oblitérer cet objet sportif ; effet qui nous communique l’impression que le rappeur marche désespérément – quoiqu’avec une indolence et un abandon serein – dans le vide de ces appartements dépouillés.

(Clip du morceau « Vin skully » de Earl Sweatshirt)

D’ailleurs malgré cette structure visuelle brinquebalante, ses clips s’appuient sur une géométrie qui leur est propre, retrouvée et fixée dans ses montages les plus expérimentaux. C’est le cas de « Voyager » pour le génial Slauson Malone, petit bonhomme en mousse perdu au milieu de Manhattan, juxtaposé à une ribambelle d’images aussi disparates que des poissons divaguant dans un aquarium, une montre à gousset, des filandres de nuages, ou un chat intrigué. Avec ce côté très jarmuschien, Tanzawa filme ses rappeurs dans un dédale de rues aux contours sobres, irrémédiablement seuls – on souffle un peu, un peu d’air dans ce monde ou les crews, posses, entourages, collectifs, meutes font la pluie et le beau temps des clips usuels. Cette pérégrination hasardeuse se déroule dans un mélange sonore ouaté dans lequel Slauson lévite, une chemise blanche impeccablement repassée et fourrée dans son pantalon.

(Clip du morceau « Voyager » de Slauson Malone)

Une attention toute particulière est accordé à la sape ; pêlemêle on entraperçoit des beanies acter’yx, des bonnets “oreilles de chats”, des doudounes Moncler, des vestes à la coupe anguleuse, colorées et parfaitement dessinées. Dans son featuring avec l’explosive Sister Nancy, Mike se tient dans un décor studio épuré, intégralement blanc excepté le mobilier bigarré et l’agitation qui se meut à son entour : fauteuil jaune aux formes plantureuses et manettes de jeux-vidéo vintage sont traversés par des cyclistes et une coiffeuse aux magnifiques extensions roses : l’acuité colorimétrique de Tanzawa bat son plein, atteint un petit apex personnel. Une fascination pour la lumière et la couleur que l’on retrouve mise au service du producteur californien Madlib. « Loose Goose » s’organise en un défilé d’aplats de voiles chromatiques, témoin du minimalisme qui jalonne l’œuvre de Ryosuke, son goût pour l’image pure. 

Le vidéaste ne se contente pourtant pas de cette harmonie visuelle débordante, il se joue également du son. Dans « Mayors A Cop », le sourcilleux Wiki rappe à contretemps – ou bien faudrait-t-il dire, préciser, que son lip sync est savamment désynchronisé. Cette mise en décalage transmet un relief au morceau, une sorte de maîtrise déphasée. Lorsque Tanzawa ne s’ingénie pas à magnifier sa ville de cœur, son berceau cosmopolite, il prend un pas de côté, pose un pied dans la ruralité américaine. Et c’est ainsi qu’il part en vadrouille avec Earl. Dans l’un de ses plans les plus beaux, Earl et ses locks massives scandent autour d’un parterre d’agave et de faux-indigos. Il faut dire à quel point certains plans marquent durablement la rétine, en premier lieu par leur excellence plastique mais aussi grâce au temps que Tanzawa instille, calcule, mesure précisément pour en dégager tous leurs sucs. Un autre passage surgit du reste par sa beauté formelle et libérée – celle de Mike joggant près de l’Atlantique, le soleil couchant comme unique témoin. Sans vouloir enfiler les perles des clichés culturelles, quelque chose de l’ordre nippon, de son minimalisme suinte de chacune de ses impressions : une candeur simple, une attention marquée et voluptueuse. 

(Clip du morceau « 2010 » de Earl Sweatshirt)

Pour finir cette ronde rétrospective, revenons au présent : « Doves » d’Armand Hammer est sorti il y a moins d’un mois. C’est sans doute la première fois que Ryosuke réalise un clip aussi long : sept minutes de méditation visuelle, comme le versant cocon et introspectif du post-apo. Que dire de cette introduction ouaté, filant dans les sillons d’une guitare électrique feutrée ? De ce plan abstrait figurant une sorte de lampadaire brisé, désabusé, scindé en deux ? De ces apparitions mouvantes de long courrier au loin sur des photographies de paysages ? Que dire de ce refrain magnifique  « I was only a dove… only in love » ? À titre personnel, à la première écoute, j’entendais  « I was only a thug ». Le gangster, l’amour et la colombe, voilà une belle morale. Tanzawa est un spectre, un fantôme qui hante ses captures photogéniques.

Un article écrit par @babaobum.

(Crédit visuel bannière : Ryosuke Tanzawa) 

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