LIL YACHTY ET LES CONCRETE BOYS, LES FLEURS QUI POUSSENT À TRAVERS LE BÉTON

Ceci est le second article d’un triptyque de fin d’année, retraçant 2023 par le spectre personnel de trois de nos rédacteurs et rédactrices. Un article écrit par Victor.

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En octobre 2022, Lil Yachty à l’intérieur de son voilier est bien décidé à braver vents et marées. Les hautes vagues de l’Atlantique heurtent la coque et font vaciller son bateau de fortune. La bourrasque gonfle la voile comme un ballon de baudruche au bord de l’implosion. Le jeune rappeur a une main ferme sur le gouvernail qui menace de se briser à chaque instant, et une autre sur un carton recouvert d’étiquettes indiquant un contenu fragile. Il lutte contre la houle et les éclaboussures d’eau qui laissent sur son visage des stigmates de sel. Pour ne pas perdre la tête, il hurle à plein poumon les raisons de son périple : celui de rallier la Pologne, chargé de fioles de wock, diminutif de wockhardt, une société pharmaceutique indienne de sirop contre la toux bourré de codéine.

Bref, ce narratif monté de toute pièce déchaîne les passions sur Twitter quand le morceau fuite. Des montages du drapeau de la Pologne empourpré par le purple drank et des tweets blaguant sur la voix de Yachty pullulent sur le réseau. Sur « Poland », un écrin poli par F1LTHY, Yachty martèle la gimmick du refrain en tenant les notes comme s’il se prenait pour un chanteur de yodel. En réalité, le « Young Boat » (surnom de Lil Yachty) n’a jamais eu l’intention de traverser l’océan pour ramener de la codéine. « Poland » est en faite une marque d’eau produite dans la ville éponyme qui se situe dans la région du Maine aux États-Unis. L’aventure est donc beaucoup moins périlleuse que les montages sur twitter le laissaient penser, et ne consiste qu’à empoisonner sa bouteille d’eau,. Néanmoins, le morceau devient viral malgré lui et signe une certaine résurrection inattendue chez Yachty, qui voyait plus le morceau comme une chute de studio marrante qu’un hit potentiellement mondial.

Cover de « Poland » (illustration : @Kurtoart)

Rebondir après la mascarade Let’s Start Here

Le navire de Lil Yachty a alors le vent en poupe. Lui qui n’était plus qu’un pauvre radeau au bord du naufrage voit enfin à l’horizon une fin à son tourment. Il décide alors de marquer un grand coup en sortant le très ambitieux Let’s Start Here en avril. Sous des teintes de pop rock psychédélique, les marmonnements sont supplantés par des chants languissants frelatés par les vocodeurs. Les mélodies chiptune commutent, elles, en des solos de guitare électrique. Sauf que la magie peine à prendre. Le cosmos que Yachty veut projeter n’est qu’un décor en carton, les étoiles des boules faites de papier mâché. Le rendu final manque cruellement d’identité. Malgré la participation de noms reconnus comme Nick Hakim ou Jacob Portrait, les productions ne semblent pas plus lui sied qu’à n’importe qui d’autre. Individuellement, les performances de Lil Yachty sont surprenantes, les productions bonnes quoi que l’on en dise, mais la combinaison des deux tombe à plat.

Il se rapproche d’un afrofuturisme « marketé » qui sonne creux à tous les étages malgré les quelques coups d’éclat que sont « We Saw The Sun » ou « pRETTy ». Pourtant, il ne cesse de répéter en interview qu’il est plus qu’un simple « rappeur soundclound » : il est un réel artiste. Une frasque qui s’ajoute au sempiternel mépris envers le rap dans le seul but de faire du pied au public non-rap. Il a récemment plus ou moins maintenu sa posture en interview avec Rolling Stone, affirmant que les rappeurs ne prenaient pas assez de risques. Faire du Mac Demarco ou du Kevin Parker réchauffé peut nous amener à se poser des questions sur sa définition du « risque ». Cela étant dit, les performances vocales de Yachty restent salvatrices sur Let’s Start Here, qui a l’allure d’un coup d’épée dans l’eau. Mais l’aridité mélodique de sa voix va néanmoins devenir la ligne rouge de la renaissance du rappeur.

Clip de « sAy sOMETHINg » (Photo : Crowns & Owls)

Reconstruire brique par brique

Au cours de son escapade dans les tréfonds de l’espace, Lil Yachty aurait pu se perdre, aspiré par le trou noir qu’il a lui-même créé. Mais force est de constater que probablement les meilleurs morceaux de sa carrière sont nés après ce court séjour spatial. « Strike (Holster) » marque le début d’une série de singles qui révèle un Yachty sans doutes vexé par les critiques et prêt à en découdre : il revient au chant yodel de « Poland », au bourdonnement sur le refrain et à un rap ultra charismatique.

Il décide ensuite de sortir un double single « SOLO STEPPIN CRETE BOY / SLIDE ». Avec des grosses 808 pilonnant les tympans, des synthés plus puissant que le vrombissement de ses Mercedes et des clips à l’esthétique fignolée : Yachty se réinvente sans se dénaturer. Son rap est toujours aussi divertissant et coloré, rose bonbon comme la façade de sa villa et la porte de son garage dans le clip de « Tesla ». Mais l’on retrouve ce qui manquait justement à Let’s Start Here : son habilité à décorer son rap. Il n’est définitivement pas un rappeur hors pair et ce n’est pas nouveau, mais son aptitude à enrichir un morceau d’ad libs, de fredonnements, de pépiements et de gimmicks mémorables est remarquable. Lil Yachty est comme un arbre aux racines peu robustes mais dont les feuilles en font néanmoins l’un des plus beaux de la forêt.

Il semble aussi avoir retrouvé un certain plaisir, absent chez lui depuis plusieurs années. Cela commençait à revenir durant son pèlerinage à Détroit et la sortie de Michigan Boy Boat, où tout le gratin de la région était convié. Puis l’an dernier, il s’est confronté aux productions de The Alchemist sur « The Secret Recipe » et « Summer Superstars » avec Draft Day, reprenant l’instrumentale de « Summer Reign » de Larry June. D’un rappeur qui était devenu terne, il s’impose désormais parmi les rares artistes mainstream qui transforment quasiment tout ce qu’ils touchent en or. En témoigne son entourage et son collectif des Concrete Boyz, un regroupement d’artistes gravitant autour de lui. À eux tous ils forment le groupe d’ados populaires au lycée avec qui tout le monde veut traîner. Il faut d’ailleurs souligner la qualité de leur cypher sur On The Radar Radio, où chaque couplet permet de mieux distinguer leur personnalité. Un tour d’horizon des membres s’impose pour comprendre comment ils ont remit le « petit bateau » à flot.

Dc2trill

Originaire de Houston, Dc2trill incarne l’essence qui a fait la légende de la ville texane. Il réhabilite le trill de UGK dans son nom, reprend la cover légendaire de City of Syrup de Big Moe sur Marvin’s World 2 puis sur Moe’s World et enfin, il sample l’intro de « All Screwed Up, Vol II » sur « Smooth Operator ». Toujours avec sa pile de gobelets dont les glaçons ressemblent à des gravas mauves, le rappeur de H-Town parvient à retranscrire l’identité de sa ville d’origine d’une manière très personnelle. Il est par exemple fan de voitures de toutes formes et dont les teintes multicolores donnent l’impression de contempler un jeu de boules de billard.

Il rappe aussi bien sur des samples soul voluptueux, s’imaginant être Barry White, que sur des mélodies cryptiques enregistrées dans une cave texane. Toute cette énergie version Dirty South a convergé en l’un des meilleurs projets de l’année, Family Matters, sur lequel, à coups de marteau piqueur et de pelleteuse, Dc2trill et les autres membres du label s’attellent à la construction d’un nouveau mouvement qui pourrait transformer le rap mainstream.

Draft Day 

Avec Dc2trill, Draft Day est l’un des plus vieux compagnons de route de Lil Yachty. Il croisait déjà le fer avec son mentor, en 2020, à l’époque de Lil Boat 3. Bercé par la vitesse de sa Ferrari et une production bourrinée par des drums acerbes, Draft Day délivre une énergie qui hante le morceau et marque au fer rouge les esprits. Sa voix est gutturale, comme si le froid mordant des diamants de sa chaîne en forme de pelleteuse avait givré ses cordes vocales.

Que ce soit sur des boucles de soul fouillées par Jay Versace, un morceau de Makoto Matsushita martyrisé par des basses pondéreuses ou sur des productions sonnant comme les génériques de série policière à la Luh Tyler, Draft Day se distingue davantage par la qualité de sa sélection de beats que par ses talents inhérents de rappeur. À l’image des Concrete Boyz et de leur chef de chantier, il ne se range pas parmi les meilleurs MC, mais son charisme derrière le micro, son attitude drapée de luxe, le travail d’orfèvre des producteurs et les clips toujours léchés suffisent à Draft Day pour valoir son pesant d’or.

Karrahbooo

Venue tout droit d’Atlanta, Karrahbooo ne rappe que depuis cette année mais semble porter dans ses bagages des années d’expérience. Découverte en même temps que son amie Anycia avec qui elle a sorti l’exaltant « Splash Brothers », la Concrete Girl semble puiser ses inspirations dans le Michigan, évoquant les productions métalliques de Topside et le flow melliflu d’un Veeze sous mélasse. Elle partage d’ailleurs avec ce dernier le même esprit espiègle voire puéril.

Quand elle sourit, elle contorsionne sa bouche dans une grimace en brandissant sa chaîne « Concrete Girlz » comme si c’était un vulgaire jouet. Ses couplets sont, eux, infusés d’une certaine insolence, comme si elle lisait à voix haute un répertoire de blagues que l’on s’offre à noël. Elle n’a pour le moment sorti que quelques sons mais la rareté de ses apparitions n’a d’égal que leur qualité.

Camo!

Au milieu d’un champ encerclé par deux autoroutes, Camo! s’agite dans sa combinaison de camouflage comme un survivaliste rendu à l’évidence qu’il n’y aura finalement pas d’apocalypse aujourd’hui.  Dernier ajout venu fleurir le collectif, Camo! hérite de nouveau de l’orfèvrerie la plus soignée en terme de production. Sur « Swap Her Birk », il s’articule pour ne faire qu’un avec la production, à la manière d’un surfeur avec le rouleau de sa vague. Encore en quête d’une identité plus marquée, le rappeur intrigue déjà et son talent ne demande qu’à être pleinement exploité. Sur l’iridescent « JETLAG » et ses mélodies nocturnes, les ad libs aux bruits de déraillements de semi-automatique et son flow éthéré font gagner à son matérialisme et son ego trip une certaine singularité dans cet océan de musique sans doute encore trop superficiel.

À l’image du reste des membres de Concrete Boyz, le futur est entre de bonnes mains chez Lil Yachty.

Article écrit par Victor.

(Visuel bannière : @paul_rss)

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