FILMER L’AUTRE REINE DE MEMPHIS

En janvier 2023, Gangsta Boo disparaissait tragiquement. Le monde du hip-hop était plongé dans un énième deuil, bouleversé par le décès soudain de l’une des rappeuses les plus prodigieuses à avoir touché un micro. Les hommages se mettent alors à pleuvoir. Près de 30 ans après les premières prouesses de la « reine de Memphis » sur disque, les succès des rappeuses du sud des États-Unis – de Megan Thee Stallion à GloRilla en passant par Latto – témoignent de la robustesse des fondations qu’elle a bâties, elle qui a dû braver la misogynie, le manque de reconnaissance, les contrats foireux et les incessants procès en respectabilité. Des choses auxquelles sa descendance n’échappe malheureusement pas en dépit de son succès planétaire. Si son héritage semble plus que jamais occuper le devant de la scène, une certaine amertume et la peur de l’oubli prédominent au sujet d’une légende encore relativement peu racontée au-delà des frontières de Memphis, épicentre impénétrable du rap américain.

Le lendemain de la disparition de Gangsta Boo, Luna Mahoux, artiste plasticienne et DJ belge, lui rend également hommage en affichant une photo d’elle dans une exposition qu’elle dirige à Liège. Quelques mois plus tard, elle se rend à Memphis dans l’idée de réaliser un documentaire avec une autre légende locale et meilleure amie de Gangsta Boo : Chastity Daniels, plus connue sous le nom de La Chat. Le résultat de cette plongée dans South Memphis, un court-métrage de 22 minutes baptisé The Other Queen of Memphis, éclaire la vie de La Chat et donne à comprendre les lieux, les codes et les périls qui régissent l’une des scènes les plus particulières du rap américain. Riche en émotions, le documentaire permet de prendre la mesure du statut de La Chat dans ses terres. La brillante réalisation du film rend aussi bien compte de la violence et des traumatismes dont souffre la ville que de la beauté dont elle regorge.

Comment convaincre les acteur·ices de livrer leur récit et comment capter l’essence d’une ville lorsqu’on vient de l’extérieur ? Quel est l’enjeu mémoriel derrière la réalisation d’un tel film ? Comment outrepasser les contraintes techniques et budgétaires ? Nous sommes allés à la rencontre de Luna Mahoux afin d’en savoir plus.

The Other Queen of Memphis est ton premier film. Avant de se plonger dedans, peux-tu nous en dire un peu plus sur ton parcours, sur ce qui t’a mené à la réalisation de ce documentaire ? 

J’ai fait des études d’art classiques. J’ai commencé par un master en peinture à La Cambre, une école d’art à Bruxelles, et j’ai enchaîné avec un double master aux Beaux-Arts de Cergy. Grâce à l’argent de l’école, je suis partie faire des recherches sur la musique. En troisième année, au lieu de faire un Erasmus ou un stage chez un artiste, je suis partie à Chicago pour écrire sur la musique du sud de la ville. Mon travail a toujours été orienté vers la musique, ou en tout cas vers les archives des communautés noires.

Avant d’être réalisatrice, tu es surtout artiste plasticienne. Est-ce que tu peux nous en dire un peu plus sur ta pratique ?

Pour mon mémoire de fin d’année en peinture, j’ai édité 400 captures d’écran de clips de musiques, accompagnées d’écrits personnels sur ma vie et ma relation à mon identité en tant que femme noire. J’imprime ces captures d’écran en très grand format, pour les exposer à l’extérieur. Quand je suis revenue de Chicago, on m’a proposé de faire un solo show, mais je n’étais pas partante du tout. Je revenais à peine et je devais digérer tout ce que j’avais vu. Donc j’ai décidé de faire quelque chose sur le logobi. Je voulais faire ça sur un truc français. C’est un sujet que je peux mieux maîtriser et je peux aller à la rencontre de certaines personnes, comme les Zaza Twins et tous les gens qui ont créé le logobi à Lyon. C’est plus proche de moi. Avec Chicago, je n’ai pas du tout cette légitimité. J’ai demandé à Crystallmess, qui avait fait un film incroyable sur le logobi [Collective Amnesia: In Memory of Logobi, sorti en 2018]. J’ai rencontré les créateurs d’une page d’archives logobi sur Instagram à Lyon, je les ai interviewés et j’ai fait une vidéo sur eux qui revient sur la naissance du logobi et l’importance de l’archivage. En résumé, ma pratique est toujours liée à la musique, qu’elle soit issue du continent africain ou d’origine afro-américaine. 

Travaux plastiques de Luna Mahoux, jouant avec des captures d’écran de clips imprimés en très grand format.

Même si Gangsta Boo et La Chat ont une reconnaissance importante de la part de leurs pairs et des passionnés de rap, leurs histoires restent relativement peu racontées. Pourquoi est-ce une anomalie, selon toi ? Pourquoi as-tu voulu la corriger ? 

Je ne sais pas si j’ai vraiment une réponse à ça… Mais déjà, ce sont des femmes noires. Il y a très peu d’archives sur les femmes noires, et sur les rappeuses en général. C’est pareil en France. Black Barbie (qui est un peu la La Chat française), il n’y a aucune vidéo, ou en tout cas très peu d’archives sur elle. Elle le dit dans ses sons : trouver une maison de disques, ça a été super compliqué, elle a trop galéré et c’est à cause de ça qu’elle a arrêté. À ce moment-là, j’étais au Fresnoy. C’est une grosse école, assez institutionnelle, qui offre beaucoup de visibilité. J’avais donc la possibilité de mettre en avant ce que je voulais, et je me suis dit : « Je vais rendre visible ce que je n’ai jamais vu », c’est-à-dire un documentaire sur des rappeuses noires iconiques. Déjà, il y a trois ans de ça, j’avais une expo de prévue. Deux jours avant, la curatrice me dit « Il manque une photo, est-ce que tu aurais une idée ? ». Gangsta Boo était décédée quelques jours avant, donc j’ai imprimé une photo d’elle de 10 mètres sur 20.

Tu étais particulièrement fan de La Chat et Gangsta Boo, mais as-tu pensé à d’autres rappeuses de cette génération qui auraient pu faire l’objet de ton film ? 

Franchement, j’ai surtout pensé à Gangsta Boo et à La Chat. Ce sont des rappeuses que j’aime énormément et que j’écoute beaucoup. Mais La Chat est vraiment iconique dans le sens où… c’est Memphis. Ça reste assez étrange comme ville. 

« Body Full of Bullet Holes » (1994), morceau sur lequel La Chat, encore jeune adolescente, lâche son premier couplet, dont elle raconte la genèse dans le film.

On est à une ère où les biopics se multiplient dans les salles de cinéma, de même pour les documentaires produits et diffusés par les nombreuses plateformes de streaming. Quel regard portes-tu là-dessus ? 

Je trouve ça trop bien, ça permet de démocratiser le documentaire sur le rap, sur le hip-hop. Il y en a beaucoup qui commencent à sortir, notamment sur Atlanta. Après, il y a des choses que j’ai envie de voir, mais que je ne voyais pas dans ce type de documentaire. Souvent, on va parler des artistes sous un angle assez « capitaliste », dans le sens où on va se concentrer sur leur succès. Ou alors on va mettre l’accent sur toutes les difficultés de leur parcours, les moments tristes de leur vie. Et c’est très bien, mais on ne voit jamais ces deux aspects ensemble, ce témoignage à la fois de résilience et de tristesse.

Contrairement aux documentaires conventionnels produits par les géants du streaming, où l’on retrouve généralement un mélange d’interviews très formelles avec des images d’archives, ici, il n’y a pas de voix off. On ne t’entend pas non plus poser des questions à La Chat. Est-ce dû au montage ?

Non, je ne lui posais aucune question. Je lui avais dit que je n’avais aucune question pour elle, et parfois elle me disait « T’as une question ? ». Je lui répondais que non, et elle était en mode « Okay ». En fait, elle nous ridait juste dans la ville et c’est elle qui choisissait tout.

« Ne pas poser de question à La Chat était une bonne manière de dire que le film lui appartient. C’est son histoire qu’elle raconte. »

Pourquoi ce choix ?

Je crois que c’est une bonne chose d’avoir fait des études d’arts, parce que le rapport à l’image et à l’autre, la manière de montrer un corps, de raconter des histoires qui ne t’appartiennent pas, sont des choses que j’ai beaucoup questionnées, notamment dans mon rapport à la photo. Avant ce documentaire, ça faisait 10 ans que je travaillais avec des captures d’écran, des images qui ne m’appartenaient pas. Ça m’a préparé à ces questions : qu’est-ce que tu fais face à une personne comme La Chat, qui te raconte des choses dures ? Je trouvais que le fait de ne pas poser de question était une bonne manière de dire que le film lui appartient. C’est son histoire qu’elle raconte.

Il y a quelques images d’archives dans le film. Est-ce que tu avais prévu d’en inclure de base ?

Oui, comme j’ai dit, ma pratique tourne autour des captures d’écran. Les images et vidéos de mauvaise qualité, je trouve ça trop beau. Une image de bonne qualité, en HD,  ça peut avoir une certaine violence. Les images d’archives font plus  « réelles », donnent plus d’émotions. C’était important pour moi de montrer plusieurs sortes d’images.

Avais-tu une liberté totale sur la réalisation ? Quelles étaient tes contraintes ?

Il y a eu beaucoup de contraintes, car le film s’est fait via une école, une boîte de production. Déjà, quand on est arrivés aux États-Unis, l’école ne comprenait pas que là-bas, il fallait payer les gens. Ce n’est pas le truc à la française… Là-bas, quand un rappeur va faire un feat, tu le payes. C’était pareil. Les Noirs aux États-Unis galèrent trop, c’est comme ça. Mon driver me l’avait dit quand je suis arrivée là-bas : « Déjà, est-ce qu’on peut parler argent ? ». Rien ne se fait gratuitement. Heureusement, je connaissais un peu, je m’étais bien documentée avant et je n’ai pas été prise de court. Mais reste que l’école ne voulait pas payer, donc j’ai dû avancer 500 dollars à La Chat en cash au début, et encore 500 à la fin. Après, c’était cool d’être dans la caisse, de compter les billets (rires). Elle, elle avait peur, elle me disait : « Mais si tu te fais beaucoup d’argent avec ce film, moi, qu’est-ce que je gagne ? ». Et moi je comprends ce truc-là. Normalement, pour un documentaire, tu ne payes pas, mais je lui ai dit « Ok, on va faire un contrat, et je te donne la moitié de tout ce que je gagne ». Là, par exemple, j’ai reçu un prix de l’école, et je lui ai directement fait un PayPal. C’est quelque chose qu’on a instauré qui peut sembler bizarre, mais dans ce milieu-là, tu ne peux pas faire un documentaire et gagner de l’argent sur la vie d’une fille qui galère, qui doit faire vivre toute sa famille, sans faire ça…

Tu es aussi DJ sous le nom de Renoiterrible. Est-ce que cette casquette de DJ t’aidé à élaborer la musique du film ?

En effet, je suis DJ en résidence radio avec Miss Sheitana, mon binôme, qui est venue avec moi à Memphis. Elle est aussi artiste plasticienne et on organise des résidences ensemble où on invite des gens qui ne sont pas DJ de base, et sont juste fans de musique, à mixer. On essaye vraiment de « désacraliser » le rôle du DJ. Tout le monde a son propre rapport à la musique : tu peux mettre des écouteurs, marcher dans la rue et laisser libre cours à ton imagination. Je me disais que, si un jour je faisais un film, je mélangerais du rap et de l’ambient. J’écoute beaucoup Ssaliva et Embaci, et je me suis dit que leurs sons iraient bien avec le film… Ssaliva est trop fan de La Chat en plus. Embaci, je l’écoute tellement. Elle parle beaucoup de vécu noir dans sa musique. Je trouvais ça super beau de la mettre en regard avec La Chat, qui est d’une autre génération.

Est-ce que tu envisages le DJing comme un prolongement de ta pratique en tant qu’artiste plasticienne ?

Complètement, c’est ce qui fait que je suis une mauvaise DJ en soi. Je m’en fous totalement de bien mixer les sons entre eux. Souvent, je ne dis même pas que je suis DJ. Ce que je trouve cool, c’est de démocratiser et mélanger des musiques invisibilisées, comme de la bounce music de la Nouvelle-Orléans, du Baltimore club bien crade, du Jersey club, du coupé-décalé du fin fond d’internet, du rap un peu cra-cra… Je kiffe ! Je trouve ça important d’appréhender les choses de façon un peu plus légère. J’en parlais avec Christelle [Oyiri, aka Crystallmess], qui me disait « Toi, t’es plus une DJ storytelling ». Et c’est vrai ! Mon premier mix avec elle, il est complètement en mode storytelling : ça raconte des histoires, ça prend des paroles par-ci par-là, genre 1PLIKÉ qui kicke pour une pub Adidas, qui dit des trucs incroyables, ou la fin du Planète Rap de Ronisia, quand sa mère débarque. C’était ouf, on sentait tout à coup la vulnérabilité de l’artiste.

« À Memphis, les rappeurs sont complètement absents des cercles institutionnels. C’est triste, mais les DJ et les institutions d’art ne communiquent pas avec eux. »

Pour revenir sur la manière dont tu as rencontré La Chat, tu as parlé des modalités financières, mais comment es-tu rentrée en contact avec elle ? De l’extérieur, des villes comme New York, Los Angeles ou Atlanta paraissent plutôt accessibles. À l’inverse, Memphis paraît très fermée. Es-tu allée directement sur place ? Comment s’est passée la rencontre ?

Au début, j’ai essayé de contacter La Chat sur les réseaux, mais elle ne répondait pas. Moi, je me suis dit « Ok, mais j’ai envie de faire ce documentaire, je vais quand même partir ». Mon école était en mode « Bah non, tu ne vas pas partir si tu ne la rencontres pas ». Donc je leur ai dit que le documentaire porterait sur ça : « Est-ce que je vais la trouver ou pas ? Et si je ne la trouve pas, ça fera partie du documentaire ».

Avant d’arriver sur place, j’étais déjà en contact avec Darius, notre driver, qu’on voit dans le film. Il est poète et fait aussi des comic shows à Memphis. C’est vraiment une icône de la ville et c’est lui qui devait nous présenter à La Chat. Malheureusement, le père de Darius est décédé un jour avant qu’on parte, et il était évidemment hors de question de le déranger. À notre arrivée, on a essayé d’aller dans les clubs, d’aller rencontrer des gens. On s’est vite rendu compte que ça allait être compliqué. À Memphis, les rappeurs sont complètement absents des cercles institutionnels. C’est triste, mais les DJ et les institutions d’art ne communiquent pas avec eux. J’ai rencontré plein de DJ et j’étais choquée de voir à quel point ils n’intègrent pas du tout La Chat dans leurs sessions radio. On était logées à Crosstown, une résidence d’art avec beaucoup de moyens, mais qui n’a jamais invité La Chat à se produire…

C’est fou parce que de l’extérieur, de ce qu’on peut connaître de Memphis, on se dit que ça pourrait être logique d’impliquer ces artistes-là…

Il y a quand même un mec super, Jared, qui tient une radio depuis peu et essaye d’y intégrer le hip-hop. Il y a DJ Spanish Fly en résidence sur la radio aussi.

Est-ce que La Chat était intriguée de voir une Européenne débarquer pour tourner un documentaire sur elle ?

Complètement. La Chat, c’est une personne extrêmement gentille, timide et émotive. Quand elle m’a vu, elle m’a juste demandé qui j’étais en me disant qu’elle aimerait apprendre à me connaître. Darius (notre driver) était là, c’est lui qui nous a amené à elle et il nous a mis à l’aise, il faisait plein de blagues. Après, il y avait des trucs à respecter. Par exemple, quand elle est arrivée, je savais qu’il fallait lui acheter tout ce qu’elle aime manger. Ce sont des codes qu’il faut connaître. Je me suis ruinée de ouf hein ! (rires) Je lui ai acheté plusieurs sortes de poulet frit, toutes ses boissons préférées. Je sais que c’est comme ça aux States, ça montre le respect que t’as pour la personne et je crois qu’elle a bien aimé que j’ai ces codes aussi, de comprendre que j’ai le respect, c’est comme ça quoi.

« Buss It », morceau présent sur l’album commun Witch (2014) de La Chat et Gangsta Boo, produit par l’emblématique DJ Squeeky.

Le nom du film est The Other Queen of Memphis ? Comment le titre t’est-il venu ?

J’avais écrit à La Chat pour lui demander de choisir le titre. Je lui avais suggéré « The Queen of Memphis », je me suis dit que ce serait trop bien mais elle a dit « Non, “The Other Queen of Memphis” », parce que la queen, c’est Gangsta Boo.

Au-delà de ces deux rappeuses, est-ce que tu es une fan du rap de Memphis au sens large, notamment d’aujourd’hui ?

Oui ! Par exemple, GloRilla est ma rappeuse préférée. On a d’ailleurs failli la rencontrer ! On a rencontré le DJ de Gangsta Boo, qui nous a montré les studios où tout le monde venait enregistrer. C’est un studio iconique à Memphis. Je lui ai dit que j’étais trop fan de GloRilla, et d’un coup, il l’appelle ! Malheureusement, elle n’était pas à Memphis ce jour-là… Même si les anciens n’ont pas percé comme elle a percé, il y a beaucoup de respect entre les générations. C’est pour ça que Memphis est aussi iconique.

Tu as pu assister à des concerts en club où l’énergie paraissait folle, avec des générations différentes qui prenaient le micro. Tu as vu Project Pat rapper pour 5 dollars, c’est ça ?

Oui, c’était ouf. À chaque fois, c’était notre driver qui nous emmenait dans ces endroits, mais on voyait qu’il n’était pas à l’aise. Ce sont des lieux où il évite d’aller parce qu’il y a trop de fusillades. On y est quand même allé et tout le monde nous regardait, c’était un peu bizarre, surtout que j’étais la seule Noire de l’équipe. Quand on était dans le club, on a bien fait attention à se montrer professionnels. On a demandé l’autorisation de filmer à la personne du club, qui a tout de suite dit oui : « Si c’est pour La Chat, c’est oui ! ». Project Pat est venu rapper, mais il est parti super rapidement ! Lui, il est vraiment en mode « business is business ». La Chat, quand elle est dans le club, tout le monde veut faire des photos avec elle. C’était cool, tout le monde est fan d’elle. C’est ça être la queen, d’une certaine manière.

Vous vous êtes rendus devant le mythique Roller Club Crystal Palace, un endroit que les fans du rap de Memphis connaissent bien. Quand on le voit dans le film, on pense directement aux vidéos de gangsta walkin’ en mauvaise qualité… Est-ce que tu avais la volonté de te rendre dans ce genre de lieux mythiques en allant là-bas, ou tu t’es juste laissée guider par La Chat ?

C’est Darius qui nous a amené là-bas le premier jour. Maintenant, le club est fermé, parce qu’il y a eu trop de fusillades… C’est triste de se dire que ces lieux ont été fermés. Darius avait aussi ouvert son propre club, mais il y a eu une fusillade et ça a dû fermer. Les gens finissent par avoir peur d’y aller.

Depuis plus de 20 ans, le son et l’esthétique du rap de Memphis ont largement infusé le reste du rap américain. Aujourd’hui, plus que jamais, la scène de la ville est portée par les femmes – on a notamment mentionné GloRilla. D’un côté, chez les mecs, il y a eu des morts et des peines de prison qui ont un peu décimé la scène, mais d’un autre, chez les femmes, le vivier paraît inépuisable. La Chat en parle dans le film. Est-ce qu’elle en tire satisfaction ? 

Oui, carrément. Toutes ces meufs étaient là à l’enterrement de Gangsta Boo. Après son décès, GloRilla a fait un énorme concert et lui a rendu hommage, il y avait des photos de Gangsta Boo qui défilaient sur l’écran derrière elle. Elle a aussi récemment sorti un clip avec toutes les meufs de Memphis. Est-ce qu’on a déjà vu ça dans d’autres villes des États-Unis ? La Chat nous a dit qu’elle était fière de voir toutes ces générations, à qui elle a transmis quelque chose, ensemble. C’est ça que j’ai voulu transmettre dans le documentaire. À la fin, tu vois plein de petites filles sur scène, elles ont six ans mais leur icône, c’est La Chat.

K Carbon, Gloss Up, Slimeroni, Aleza et GloRilla, cinq des rappeuses les plus en vue à Memphis, ont eu l’occasion de collaborer à plusieurs reprises.

Même au-delà de Memphis, les rappeuses à rencontrer un succès commercial sont de plus en plus nombreuses. Megan Thee Stallion, bien qu’originaire de Houston…

Oui ! Toutes ses prods viennent de Memphis (rires).

Exactement, elle tient peut-être plus de Gangsta Boo que du rap texan… Selon toi, pourquoi l’ADN de ces rappeuses a pu toucher des gens qui n’étaient pas de Memphis, qu’ils soient des États-Unis ou d’ailleurs ?

Je pense que ça tient aux prods. Il y a un truc qui s’en dégage, qui dépasse tout et qu’on ne trouve nulle part ailleurs. Et au-delà des prods, il y a les personnages de Gangsta Boo et de La Chat qui, si on les compare à d’autres rappeuses, apparaissent comme ultra indépendantes et même non genrées. Elles peuvent être avec des mecs sans être hypersexualisées. Elles dégomment tout comme des gars, comme GloRilla. C’est vraiment Memphis ça, et ça a influencé plein de rappeuses. Cardi B aussi a repris ça [sur « Bickenhead », qui sample « Chickenhead » de Project Pat en featuring avec Three Six Mafia et La Chat], mais c’est trop nul parce que La Chat ne touche aucun droit sur ce morceau. Elle n’avait rien gagné sur son premier album Murder She Spoke non plus…

« Chickenhead », titre d’ouverture de Mista Don’t Play: Everythangs Workin (deuxième album de Project Pat, sorti en 2001, et classique incontournable de Memphis), voit La Chat faire sa première percée sur la scène rap américaine.

D’autant plus que son premier album est celui qui a le mieux marché. C’est une légende de Memphis, pour autant tu dis toi-même qu’elle galère. Est-ce qu’elle arrive encore à vivre de sa musique ou est-ce qu’elle travaille à côté ? 

Ça, je ne pourrais pas vous le dire, mais on voit bien qu’elle fait des lives tous les lundis à 10 dollars pour qu’on lui envoie une prod… De toute façon, aux États-Unis, tu galères. Elle gère toute sa famille, c’est elle qui finance tout, c’est elle qui a cette charge et ce n’est pas évident. Mais elle a quand même du merch, elle a ce truc de lives où elle reçoit des prods toutes les semaines, elle fait quand même beaucoup de shows et de concerts, mais toujours à Memphis. 

Au-delà du rap, tu as mentionné la musique afro-américaine en général. Tu t’es notamment rendue devant le Lorraine Motel, où Martin Luther King a été assassiné. C’est un lieu incontournable de l’histoire de la musique de Memphis, notamment de la soul des années 60 et de Stax Records. Est-ce que tu avais en tête d’aller là-bas, ou c’est La Chat qui a tenu à t’y emmener ?

J’avais en tête d’y aller. J’y suis allé une première fois en pleine journée et c’était ouf, j’ai visité le musée de la soul. C’était incroyable de pouvoir ressentir l’essence de tout ça. La Chat a eu l’idée d’y aller le soir et tout était illuminé, on ne s’y attendait pas ! Elle en a profité pour tourner un clip, c’était une belle surprise. Les lumières permettent de voir Memphis différemment et on se rend compte que la ville est super belle en fait.

On est confronté à la mort et au deuil en quasi-permanence dans le film : on évoque les décès du père et du frère de La Chat, de Martin Luther King, puis de Gangsta Boo. Pour certains d’entre eux, tu t’es même rendue sur les lieux. Pour Gangsta Boo, tu as choisi de filmer ça avec beaucoup de pudeur, pourquoi ?

C’est une question de respect des histoires. Tout a été fait avec le consentement de tout le monde, y compris de la mère de Gangsta Boo. Apparemment, la mère de Boo a dit que seule La Chat pouvait parler d’elle. Le passage où Boo parle de l’univers est en réalité plus long que ce qu’on voit dans film. Il y avait notamment un moment où Boo parle de la mort. C’était assez beau à entendre. C’est rare, les rappeurs et rappeuses qui se montrent vulnérables comme ça. Mais La Chat m’a dit « Non, c’est mort, t’enlèves ». Je me suis dit que j’aurais dû y penser plus tôt, car sa famille pouvait entendre ça. Quand on a filmé ça, La Chat était devant la fresque qui a été faite en hommage à Gangsta Boo. Elle était pleine d’émotions et je pense que personne n’a envie de se voir comme ça à l’écran. C’était important de transmettre ça tout en faisant en sorte que les gens se concentrent sur ce qui est dit, qu’ils éprouvent de l’empathie sans être influencés par les images. Au final, tu peux juste fermer les yeux, t’imaginer dans la voiture et écouter ce qu’elle dit. Ce qui importait, c’était de respecter les émotions de La Chat, de la filmer aux moments où elle voulait être filmée. Elle ne m’a pas dit de couper, elle était juste remplie d’émotions et elle est partie dans sa voiture essuyer ses larmes. Mais je ne voulais pas montrer ça à l’écran.

La Chat devant le Lorraine Motel à Memphis, lieu où Martin Luther King a été assassiné, le 4 avril 1968.

Justement, tu évoques la voiture et une bonne partie du documentaire se passe dedans…

En fait, à Memphis, il n’y a que la voiture. Il n’y a rien d’autre, aucun transport en commun. C’est comme ça dans beaucoup de villes aux États-Unis. À Chicago, tu peux quand même prendre le métro ou le bus. Mais à Memphis, il n’y a rien. C’est même dangereux de marcher dans la rue. Les gens te regardent bizarrement, te demandent ce que tu fais, pourquoi tu marches… On s’est sentis en danger plus d’une fois.

Tu as pu présenter le documentaire au festival Cinéma du Réel à Paris, à la fois devant des fans de La Chat et de la Three Six Mafia, mais aussi devant un public qui découvrait leur existence. Le film a visiblement plu aux deux parties du public, pourquoi d’après toi ? 

Je ne suis pas sûr que le film ait plu aux deux.

Bon… On était nombreux dans la salle à l’avoir aimé en tout cas.

Oui, et j’ai reçu le prix du Fresnoy, ils ont trop aimé alors qu’ils ont tous minimum 60 ans. Donc franchement, c’est cool d’ouvrir cette voie au rap et de se dire que ça peut toucher plein de gens. C’est ça aussi, le rap.

Et au-delà du fait que le film peut plaire à des gens qui ne connaissent pas cette histoire, quand tu filmais, est-ce que tu as pris en considération la manière dont les gens de Memphis allaient réagir pendant le tournage ? 

Pour le coup, non, vraiment pas. C’est Kevin Elamrani, une référence du clip de rap, qui a filmé. Je l’ai pris aussi parce que c’est un amoureux de la musique. Il connaît tout sur tout. Je l’ai vraiment choisi pour avoir quelqu’un avec moi qui connaisse tout le milieu du rap, et en même temps, qui s’y connaisse en termes de clip. Il est avec une petite caméra, un truc qu’il peut balader dans la ville. J’avais vraiment confiance en lui à 100 %. Et j’ai bien fait, car il a réellement su capter des moments.

La Chat a teasé le film l’année dernière sur ses réseaux. Est-ce qu’il va être montré à Memphis ?

Oui, j’ai contacté Crosstown, le centre d’art à Memphis, parce qu’ils m’avaient demandé de les prévenir une fois le film fini. Ils sont trop chauds pour le montrer à Memphis, ils ont une salle de cinéma. Et on est aussi en train d’organiser une tournée avec La Chat ! Je lui avais dit « Tu vas venir en Europe, t’inquiètes pas ! » et quand je dis un truc comme ça, c’est que ça va se faire. Elle va venir en Europe pour parler de son film, Darius sera là aussi et j’ai dit à ma manageuse qu’il fallait organiser une tournée. Sinon, le film continue de tourner. Cinéma du Réel a choisi cinq films à faire tourner en France, dans les médiathèques, dans les prisons, et le mien en fait partie. Je suis trop contente. C’est pour ça que je fais des documentaires, pour qu’ils puissent être vus ailleurs que dans des lieux institutionnels. Le film sera aussi montré dans d’autres festivals.

Est-ce que tu t’es heurtée à des obstacles au développement de ces histoires marginalisées dans le monde de l’art ?

Bien sûr. Mais c’est pour ça que je continue. Je me dis que j’aurais trop aimé voir ça en tant qu’étudiante. Dès ma première année en peinture, j’ai eu la chance d’avoir un prof musicien, et ça m’a vraiment aidé à me sentir légitime. Mon mémoire a été un échec, dans le sens où on n’a pas compris pourquoi je parlais de musique et de captures d’écrans alors qu’on était en peinture. Mais je continue ce que je fais pour montrer aux autres que c’est possible. Par exemple, j’étais trop contente de montrer mon film dans des lycées. Tous les lycéens ont kiffé, ils étaient en mode « Ça donne trop envie, mais vous voulez pas faire un film sur Hamza madame ? » (rires). Ça donne envie d’en faire d’autres. Ça montre que c’est possible de pouvoir écrire sur la musique, de pouvoir faire ce type d’art dans des institutions très établies comme La Cambre. Et tout simplement, avoir imprimé une capture d’écran de Chief Keef de 10 mètres sur 8 pour mon diplôme, ça m’a fait kiffer. Le rap, la musique, ça fait partie de l’art, intégralement. Chief Keef a inventé une nouvelle forme de scénographie dans ses clips, et ça, c’est l’histoire de l’art. C’est super important d’en parler comme ça.

Et est-ce que tu trouves que des  progrès ont été faits à ce niveau  ?

Je pousse le plus possible pour, en tout cas. J’ai commencé à faire des workshops pour les étudiants et à participer à des jurys. Moi, j’aimerais bien être prof en fait, travailler avec des jeunes. Mon but, ce n’est pas d’être artiste, mais de guider les étudiants et de leur montrer que c’est possible. J’ai eu des jurys qui m’ont dit des trucs vraiment horribles sur mon travail. En France, mon travail a pris du temps à être compris car les gens y ont encore une vision très particulière de ce que l’art doit être. C’est pour ça que j’ai surtout été invitée dans les pays anglophones dans un premier temps, ou même en Suisse.

À côté de ça, est-ce que tu as d’autres projets sur le feu ? Un autre documentaire ? 

J’aimerais bien faire un long métrage, qu’on me laisse partir avec une caméra… Puis moi, je viens de Liège, c’est un peu le Memphis belge. Beaucoup de gens du rap viennent de Liège, il fait gris, il fait sombre… Toute la culture hip-hop en Belgique est née là-bas et j’aimerais trop faire quelque chose sur Liège aussi. Je suis aussi en train d’écrire une fiction basée sur mon mémoire, qui s’appelle 2strongfor2long. Il y a une boîte de prod qui est intéressée. The Other Queen of Memphis, j’espère que ce n’est que le début. Je suis trop contente que La Chat puisse enfin voyager. Elle va pouvoir rider à Paris, voir la Tour Eiffel avec son mec, c’est trop beau !


The Other Queen of Memphis sera diffusé aux dates et lieux suivants :

22/05/2025 – Paris 1er (Bourse de commerce), France
24/05/2025 – Paris 3e (Bibliothèque Marguerite Audoux), France
24/05/2025 – Tarnac (Salle polyvalente de l’association PTT), France

24/05/2025 – Zürich (Theaterhaus Gessnerallee), Suisse
25/05/2025 – Genève (Bongo Joe), Suisse
26/05/2025 – Genève (Bong Joe), Suisse
29/05/2025 – Marseille (lieu pas encore annoncé), France

31/05/2025 – Bruxelles (Ancienne Belgique), Belgique
07/06/2025 – Trévoux (Médiathèque intercommunale La Passerelle), France
14/06/2025 – Gujan-Mestras (Ludothèque-Médiathèque-Pôle culturel Mozart), France
16/06/2025 – Caen (Centre pénitentiaire), France
18/06/2025 – Germigny-l’Exempt (Le Luisant), France
20/06/2025 – Bayonne (Médiathèque Sainte-Croix), France
21/06/2025 – Nice (Casa Doc’), France
26/06/2025 – Lanmodez (Le Relais), France


Une interview restranscrite par Valentin et Baptiste.

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