En Palestine, la scène musicale est une des multiples sphères où les talents brillent par leur quantité et leur originalité. Nombreux·ses sont celles et ceux qui connaissent le collectif de rap BLTNM dont les membres les plus célèbres sont Shabjdeed, Al Nather et Daboor, mais le paysage rap est loin de s’arrêter là, d’autant plus si on y inclut les diasporas. Un rappeur émergent se distingue particulièrement par sa proposition musicale rafraichissante : Shbash.
Artiste palestinien et jordanien né et installé à Amman, Shbash de son vrai nom Bashar Saleh apparait dans le paysage rap entre 2019 et 2020. Très vite, il fait sa place dans une scène plus ou moins underground explosive. Ses débuts se concrétisent avec la sortie du single « Al Modeer » publié en indépendant. À travers ce titre, signifiant « le directeur » en arabe, Shbash s’affirme comme un artiste complet et autodidacte puisqu’il rappe, produit, et réalise également ses clips. Ce qui ressort en premier lieu dans ses compositions est sa capacité à capturer une forme de colère brusque.
Dans son EP Wlad Al Massa publié en 2022, le rappeur présente ses revendications au monde. Par un style hargneux et des productions électroniques agressives, Shbash narre son quotidien dans la ville d’Amman à travers de multiples procédés dont l’egotrip du modeer déterminé à piétiner tous celles et ceux qui entraveraient sa trajectoire vers le succès.
Le hit de cet EP « BSM ALLAH » produit par ssandkidd en est l’incarnation la plus adéquate. Ce morceau est un au revoir à ses chers et tendres afin d’annoncer le début d’une forme de guerre. Contre qui ? Contre toutes et tous. Le seum semble être le terme le plus représentatif du flow et des lyrics de Shbash. Celui-ci dérive du terme arabe « sémm » signifie venin ou poison. Le but de l’employer étant de décrire une certaine expérience de la vie marquée par l’injustice, qui serait finalement un poison pour tout potentiel épanouissement.
Seumboy VRAINOM, militant, journaliste et créateur de la chaîne décoloniale Histoire Crépues, avait tenté de conceptualiser ce terme lors d’un entretien avec le média Histoires d’Afrique en juillet 2023.
« Le seum dans mon histoire s’accumule de génération en génération. Ça s’accumule, et plus les familles sont chargées de seum, plus elles le transmettent involontairement à leurs enfants. (…) Toute la violence que nos parents ou nos grands-parents ont pu vivre à l’époque coloniale nous est transmise, même si on ne sait pas forcément mettre les mots dessus. » disait-il lors d’une interview pour le collectif « Histoires d’Afriques ».
Si l’on prend ce terme en tant qu’expression d’un sentiment né dans un contexte de violence coloniale vécue par ses ancêtres puis transmise de génération en génération, le seum devient une manière parfaite de décrire la hargne de Shbash et nombreux·ses rappeurs·ses palestinien·nes.
C’est dans les moments de narration, comme dans le titre « Neda2 », que Shbash partage un récit intime revenant sur la dimension transgénérationnelle de sa colère. Celle des personnes ayant vécu la Nakba de 1948, ou la « catastrophe » décrivant l’expulsion forcée d’environ 750 000 palestiniens·nes de leur terre afin de créer le nouvel état colonial.
« Tu fais un aller-retour, tu vas donner un CV, et la clé de ta porte est devenue anglaise »
Cette phrase est une référence explicite à la colonisation britannique et à la clé devenue symbole palestinien d’espoir et de résilience. Tirant son origine du vol des habitations de palestiniens·nes par les anglais·es puis les israéliens·nes, dont de nombreuses familles ont gardé la clé dans l’espoir de retourner y vivre un jour.
Dans une scène rap qui tend parfois vers l’imitation excessive des codes états-uniens, comme le rappeur-producteur Osloob nous le disait lors d’une interview en juillet 2023, la proposition de Shbash se démarque grandement. TOP, son dernier EP, est un assemblage de sonorités sombres, de flows brusques et arrogants à des rythmiques plus dansantes réunissant son seum à un esprit de fête grime-like. Les breakbeats rapides de « L’TOP » ou encore les contretemps de « MO6EB SHA3BI » caractérisent parfaitement le son novateur vers lequel le rappeur se dirige progressivement.
TOP ancre d’ailleurs pour de bon Shbash dans la scène hip-hop jordano-palestinienne, puisqu’il a été publié par le nouveau label MilQ, dont le rappeur-producteur pionnier The Synaptik est à l’origine. Leur première collaboration remonte à 2022 avec l’excellent single « SAWARE5 ». Shbash est le premier artiste signé sur ce label dont le but est de valoriser et de soutenir des artistes émergents de la région levantine. La création du label MilQ ainsi que les collaborations de Shbash avec Haykal, ssandkidd, et DJ GAWAD s’inscrivent dans une dynamique de création mutuelle et locale nécessaire à la région.
Shbash incarne finalement une nouvelle génération de rappeurs·ses souhaitant partager leurs récits au monde en maintenant un esprit de réinvention et d’expérimentation musicale. Sa capacité à mêler introspection, amertume et sensibilité à des productions percussives fortement inspirées du grime fait de Shbash une figure plus que prometteuse de la très belle scène de rap jordano-palestinienne en ébullition depuis une dizaine d’années.
Article écrit par Emilie (@emiliemaks).
(Crédit visuel bannière : @zaydl sur Instagram)