En 1981, Gil Scott-Heron sort Reflections, synonyme pour lui d’explorations vers de nouvelles sonorités et de nouveaux champs de réflexions. Sur la pochette, il pose effrontément avec une paire de lunettes dont les verres reflètent d’un côté des trompettistes noirs et de l’autre des membres du KKK devant un drapeau américain. Le projet débute sur des notes jamaïcaines où la puissance de l’harmonica se confronte au rythme lancinant de la batterie et de la guitare. Un disque de Peter Tosh se serait-il malencontreusement inséré dans le mauvais emballage ? Pourtant c’est bien la voix de l’interprète de Chicago qui retentit. S’entame une critique acerbe d’une société américaine défaillante à tous les étages. Jamais Gil Scott-Heron n’aura été aussi revendicatif que sur ce disque. Il tire sur la politique de Reagan sur « B-Movie », prémisse des sonorités Hip Hop qui lui vaudront plus tard le surnom de « parrain du rap », ou en place une contre la législation laxiste vis-à-vis des armes à feux sur « Gun ». Avec « Is That Jazz ? », c’est à la sémantique d’un terme immaculé qu’il s’attaque : le jazz.
Dans ce morceau connu pour son solo de basse spectaculaire, il chante les louanges de ses acolytes, de Duke Ellington à Miles Davis en passant par Bob Marley et Stevie Wonder. Pourtant une question lui brule la langue et il est obligé de la poser avec insistance à chaque fin de couplet : est-ce vraiment du « Jazz » ? À la même époque, Miles Davis va jusqu’à dire que cette catégorisation serait un moyen de marginaliser les artistes noirs, allant même jusqu’à dire que l’étiquette « Jazz » est un synonyme du n-word. Le légendaire trompettiste était particulièrement vindicatif sur ce point à la fin de sa vie, ce qui donna souvent lieu à des interviews cultes.

En intitulant son premier album Black Classical Music, Yussef Dayes fait ainsi peser sur celui-ci tout le poids d’un patrimoine conséquent. Il prétend avec ambition embrasser un héritage culturel qui s’étend du bop de Chicago jusqu’à l’afrobeat et le highlife d’Afrique de l’ouest, sans oublier le soundsystem jamaïcain, le boléro cubain ou encore le RnB et la soul. C’est un baptême du feu où il est vite advenu de se brûler les ailes. Jusque là, le batteur britannique s’est démarqué par son groove inégalable en formant avec Kamaal Williams le groupe Yussef Kamaal ou en collaborant avec le guitariste Tom Misch sur What Kinda Music. Explorant des sonorités acid jazz, pop psychédélique, voire RnB, il s’est imposé parmi les fers de lance de la scène alternative « Jazz ». Cette musique hybride lui a valu d’être circonscrit à une énumération infinie de styles que Black Classical Music s’amuse à fusionner. L’album est une cartographie très personnelle où chaque inspiration est restaurée par Yussef Dayes.
Il était légitime de questionner la place qu’aurait la batterie sur Black Classical Music. Dès l’intro éponyme , il met les choses au clair : la place de la batterie sera centrale. Sur des sonorités post bop très new yorkaises, Yussef Dayes impose avec promptitude des rythmes soutenus au saxophone éthéré de Venna et aux notes de piano syncopées de Charlie Stacey. La structure constamment évolutive caresse l’improvisation. Le batteur londonien donne l’impression de jouer à mille mains. Grâce à la dextérité de sa main gauche et de ses press rolls (fait de presser la baguette contre la peau de la caisse claire pour obtenir de multiples rebonds très serrés), il parvient à donner un volume prodigieux à son style, d’autant que le batteur à la particularité de tendre la peau de résonance de sa caisse claire, ce qui donne du corps aux notes qu’il joue. Son activité, qu’il renforce par une technique subtile comme les ghost notes (coups faibles sur la caisse claire) à ses breaks virevoltants tutoient le paradis.
Un autre morceau a une résonance particulière dans l’album, « Raisins Under The Suns », dans lequel s’ajoute à la virtuosité du batteur le jeu transcendant de la guitare et l’ambiance atmosphérique des synthétiseurs joués par Elijah Fox. Performé en live devant le couché de soleil du parc national Joshua Tree, s’entremêlent mélodiquement des pianos électriques, des slides basses jouées façon soul par Rocco Palladino (fils du légendaire Pino Palladino), du son magique du chimes, du cuivre et de la batterie hypnotisante formant un voyage sensoriel surnaturel.
Quand commence « Turquoise Galaxy », le temps se fige. Les artistes et leurs instruments semblent se dérober du sol, transportés en dehors de l’atmosphère. Dans leur odyssée vers le cosmos, la marche est dictée par le saxophone platonique de Venna et la batterie de Yussef Dayes toujours si imprévisible. Il y a dans les mélodies éthérées des synthés un clin d’œil au cosmic jazz et ses grandes figures que pouvaient être Sun Ra, Lonnie Liston Smith ou bien Pharaoh Sanders. Sur « Crystal Palace Park », Elijah Fox fait carrément passer l’album dans de l’ambient. Chaque texture rêveuse de son synthétiseur ouvre les vannes qui le confinaient. Il apparait désormais seul face à son instrument, étouffé par les vibrations, entouré de planètes bariolées et d’étoiles éblouissantes.
« The Light » est introduit par la subtilité nuageuse d’une harpe et la délicatesse d’une discussion entre Yussef Dayes et sa fille Bahia Dayes. L’ambiance astrale donne l’impression qu’à travers les yeux de sa descendance, le batteur voit son propre reflet au même âge, avec une mélancolie touchante. Comme une extension de sa voix, ses baguettes prennent vie, manifestent la joie que les mots ne parviennent pas assez bien à transmettre. La basse de Rocco Palladino est essentielle pour laisser le cœur et le corps de Yussef Dayes éclabousser ses émotions enfouies et renouer avec une spontanéité presque candide. En effectuant un motif répétitif, le bassiste devient le squelette du morceau, rôle attribué au batteur en règle général. C’est ce qui laisse la liberté à Yussef Dayes de lâcher les chevaux. Et quelle fougue dans leur galop : le londonien part dans des breaks exceptionnels avec une vigueur qui n’efface jamais le raffinement de son jeu.
Sur « Tioga Pass », Rocco et Yussef reproduisent la prouesse de ces balades spirituelles dont Herbie Hancock avait le secret. Les percussions cubaines qui flattent le morceau sont une douce réminiscence du morceau du légendaire pianiste : « Watermelon Man ». C’est comme goûter un vin à la délicate saveur du passé. La basse aqueuse a quelque chose de bouleversant, presque dramatique. Le groove de Yussef Dayes reste intact, toujours aussi contenu que précieux. La conclusion du morceau semble néanmoins rompre quelque chose dans le jeu du batteur : dans un déclic, il brise la pudeur un instant pour un déferlement d’émotions. La montée en tension est comme une drogue euphorisante annonçant l’apothéose. Chacun y va de son solo : d’abord le cuivre qui semble faire couler ses larmes bronzées lorsqu’une clé est pressée, puis le synthétiseur s’invite, avant d’introduire le solo de batterie de Yussef Dayes, climax du morceau quand il est rejoint par la basse, la tristesse accablante des violons et de tous les autres instruments.
Dans des morceaux comme « Gelato », « Pon Di Plaza » et « Chasing The Drum », son swing a quelque chose de plus latin, parfois empruntant aux sonorités caribéennes. En tendant l’oreille, on constate notamment que son jeu repose avant tout sur les allers-retours fulgurants de ses bras sur la caisse claire. Son utilisation de la grosse caisse reste minime pour plus de légèreté dans le jeu. Le batteur londonien a dans ses rythmiques quelque chose de chaloupé, de brûlant et agile comme s’il reproduisait les pas d’une danseuse de salsa cubaine : les cross sticks sonnent comme la détonation du talon aiguille heurtant les pavés ; les toms inspirent le sentiment du rythme cardiaque qui s’accélère quand les silhouettes se désarticulent gracieusement.
Il puise directement des percussions afro-caribéennes comme le conga dans « Gelato », qui évoquent les soirées étouffantes des discothèques de Kingston. Dans « Pon Di Plaza », il convoque Chronixx, légende de la dance hall jamaïcaine, symbole d’une musique spirituelle qui s’affranchit de toute étiquettes. Évasif, le morceau laisse un gout doux-amer sur la langue comme après avoir regardé les images de son enfance dans le livre de photos familiales. Enfin, « Chasing The Drum » est une sorte de pot-pourri de plusieurs environnements. Tout d’abord, le rythme de la batterie réanime les grandes heures de Tony Allen d’un côté et de James Brown de l’autre. Aussi se font entendre des sonorités brésiliennes avec l’utilisation de la cuíca, percussion mythique qui résonne à travers les cahutes de Rio.
Finalement, c’est ce qu’il y a de plus symptomatique dans le style de Yussef Dayes. Sur les 19 morceaux, chacun est une teinte d’une large palette, un hommage à des styles tous inscrits au panthéon de la musique noire que le batteur distord puis reforme comme de la pâte à modeler. Il en ressort une forme nouvelle qu’il choisit de nommer Black Classical Music. Sa musique est un pont entre toutes les temporalités, de la musique électrisante de Miles Davis jusqu’à celle mystique et charnelle de D’Angelo. Si on faisait écouter cette album à Gil Scott-Heron, il se poserait sans doute mille questions, mais certainement pas s’il s’agit de « Jazz ». Non, il comprendrait que se joue devant lui le joyau hybridé de la musique classique noire.
Article écrit par Victor.
(Image bannière par Danika Magdelena)