TIRZAH : DÉMYSTIFIER L’INTIME

Au milieu de nulle part, avec toute la pudeur de Tirzah, sort au début du mois de Septembre l’album trip9love…???. Je ne dirais pas être une grande auditrice de Tirzah mais une auditrice admirative, qui la voit comme une de ces références acquises, inamovibles car ayant déjà fait toutes ses preuves. Il y a certains artistes, et ils ne sont pas si nombreux, pour lesquels l’écoute même répétée ne parvient pas à révéler ce qui pourrait être mieux fait. Tirzah possède clairement une imagination et des visions précises de son originalité, trop personnelles pour pouvoir être pensées par autrui et donc replacées dans une grille de lecture qui nous donne assez de références pour pouvoir être critique. Tirzah, John Glacier, Grouper sont pour moi de ces artistes. En écrivant ces lignes je me demande si elles pourraient tomber de leur piédestal mais il y a un côté positif à écouter majoritairement des femmes : vous aurez probablement bien moins d’opportunités de devoir les cancel, elles ne vous pollueront pas avec des écarts en pirogue et autres sorties antisémites/sexistes, accusations de viol/violence conjugale et de fait, elles y resteront donc très probablement, sur ce piédestal. 

C’est visuellement que le premier point de contact se fait avec l’univers de Tirzah. Ce flou qui inonde ses pochettes est le reflet de l’ambiguïté avec laquelle elle mêle toutes ses inspirations. Comme sa musique, elle semble toujours sortir de la quiétude, d’un silence pourtant tellement épais qu’il semble presque palpable. Est-ce du R&B, de la pop, du trip hop ? Les productions semblent à certains moments lourdement influencées par des sonorités électroniques ou rock voire punk (la présence de Coby Sey y étant très probablement pour beaucoup) mais la finalité demeure relativement inclassable et pourtant si évidente. Assurément, il y a cette magnifique et lointaine voix, parfois portée par des basses ravageuses comme dans « today » et à l’image de ce moment, un duo qui se tire toujours vers le mieux, le plus ingénieux et ambitieux, avec Mica Levi. Difficile de résister au titre qui introduit cet album surprise, « F22 ». À partir de celui-ci, les 11 autres vont participer à une entreprise de perfection de leur univers. Piste après piste se dévoilent les éléments à la fois de leur symbiose et de leur œuvre, une intimité drappée dans un exercice de superposition des couches, des sonorités, des percées progressives de cette voix elle-même dans une ambiguïté entre le cristallin et le suave. 

L’album est construit sur un seul et même rythme de batterie, le même beat. L’omniprésence au fil des pistes d’un piano entêtant qu’on ne fait pas intervenir sans une ingénieuse reverb, et la voix de Tirzah viennent différencier les titres. La volonté des artistes ayant été annoncée clairement : trip9love…??? doit s’écouter comme un seul et même morceau. Ce chemin d’auditeur, s’il se dévoile dans une certaine obscurité, n’a pourtant rien d’une errance subie. C’est avec surprise que défilent les variations de Tirzah, nous entraînant chaque fois dans une structure différente. « Promises » et « No Limit » par exemple sont à l’écoute des shots d’espoir et d’entrain qui apparaissent comme des belles démonstrations de mélodies qui interférent à contre courant les unes des autres et pourtant se subliment parfaitement, refermant une toile magnétique sur l’auditeur. Tirzah chante mais on sait rarement dire depuis où : est-ce lointain ou proche, de quoi parle-t-elle exactement, si ce n’est d’elle ? « Doesn’t make it okay just cause you know me, doesn’t make it okay just cause you told me » susurre-t-elle sur « their love ». Le thème semble pour une fois traité de façon relativement évidente, une relation toxique dont l’amour ne remplit pas l’autre. Conduite encore une fois par ce piano, le titre est particulièrement touchant et enchanteur. Il se cale d’une façon brillante entre la relative légèreté de « u all the time » (le titre qui se rapproche sans doute le plus de ce qu’on pourrait qualifier de pop) et le percutant « no limit ». 

Les derniers développements de « today » sont eux aussi un brillant exercice de dramatisation dans leur déferlement de chaos après quasiment l’intégralité de ces 2 minutes 44 portées par l’association voix/piano. Après de multiples écoutes de trip9love…??? , il est quasiment impossible de décréter quel morceau est le plus grand tour de force car le déroulé de l’album est tel qu’il les met absolument tous en avant. Chaque morceau est empli de l’ intensité d’un single. « Stars » sublime les guitares ou est-ce Tirzah qui les subliment ? Cette envolée à la moitié du morceau, une loop infinie de sa voix qui lui sert à la fois dans la production et le chant, tout est au service de sa vision. Tisser, repasser mille fois par les mêmes chemins, accumuler toujours une perspective supplémentaire pour magnifier ce qu’il se passe, lui donner toute son ampleur, sa densité, voilà à quoi l’on assiste, relativement bluffée. Au fil de cette quarantaine de minutes on reste accrochée, pourtant pas de refrains catchy, pas de démonstration criarde, le hook se trouve finalement dans cette rythmique infinie de beat qui se prolonge à chaque titre et se mue d’une façon fascinante à chaque fois. « no limit » est un évident « banger », un véritable puzzle de beats, un montage alambiqué, pressé et pourtant parfaitement direct, immédiatement contrebalancé par le très dramatique piano de « today ». 

Cet album est aussi bien un grand album de Tirzah que de Mica Levi mais c’est véritablement ensemble qu’elles peuvent atteindre ces sommets. Mica Levi apporte également sa sensibilité pour le cinéma à l’album. Elle qui a composé de nombreuses bande originales dont celle du très expérimental Under The Skin ou encore Jackie de Pablo Larrain en plus de produire ses propres films, réussit à construire un fil conducteur malgré des éléments aussi divers, elle permet un art du récit à ce qui aurait pu n’être qu’une suite d’expérimentations. « A project that explores the dynamics between grandeur and minimalism. » a écrit Anna Lammond dans Clash Magazine et la formulation est parfaite. Cet album explore la grandiloquence de l’intime, faisant d’un récit individuel flou un terrain d’abord commun aux deux artistes avant de pouvoir se fondre dans l’universel. 

Article écrit par Lucille.

(Crédit visuel bannière : Udoma Janssens)

Laisser un commentaire