Douze ans, c’est long, même lorsqu’on est au sommet. Depuis quelques années déjà, les signes se manifestaient à qui voulait bien les déceler. Que faire lorsque son hégémonie devient élémentaire, que la pression du maintien est reléguée au rang de simple formalité ? Même les superstars accusent le coup de la routine, à leur manière. C’est un fait, Drake s’ennuie. Il tourne en rond dans son gigantesque manoir. Il peine à trouver le moyen de continuer à s’amuser dans ce qu’il fait.
Son astuce de prédilection, qui a longtemps extrêmement bien fonctionné, a été de scouter les jeunes talents, de garder une oreille attentive aux tendances émergentes, pour injecter du sang neuf à sa musique, et s’octroyer une position d’avant-gardiste débonnaire. Mais ça aussi, ça finit par ne plus suffire. Fort heureusement, il avait aussi ses pulsions schizophrènes, qui s’étaient pour la première fois manifestées sur Nothing Was the Same, pour pimenter sa musique. Revêtir le velours côtelé du kingpin de la mafia de Toronto était grisant, et le reste encore aujourd’hui pour lui. C’est sa manière à lui de masculiniser son persona, de donner un crédit supplémentaire à certains de ses morceaux, de faire la musique qu’il a toujours adorée et voulue faire. Mais là aussi, il en a fallu plus. Alors au lieu de se prendre trop au sérieux, il a tenté le contraire : faire l’effort surhumain pour lui de pratiquer le second degré. Naturellement, c’est un paradoxe en soi : n’importe qui de sensé appréhendait déjà sa personnalité mafieuse au second degré. Mais notre homme a une conscience de lui-même très complexe. Toujours est-il que c’est la raison pour laquelle dernièrement, on a parfois eu l’impression que Drake n’était que l’ombre de lui-même.
Certified Lover Boy rendait déjà compte de cet ennui et de cette solitude. C’est là très clairement que sont apparues les premières fissures sur sa statue si consciencieusement bâtie. Le caractère très rance de certains textes dénotait une aigreur nouvelle. La rupture entre Scorpion et Certified Lover Boy est évidente, peut-être est-ce que Drake a tenté de reprendre les rênes sur la perception que le public a de lui, qu’il a jugé pertinent de s’essayer au troll, au second degré, à l’autoparodie même. Un chemin très dangereux artistiquement, qui mène inévitablement à une perte de spontanéité.
Il lui a fallu changer la donne, ne serait-ce que temporairement, et c’est ce qu’il a tenté de faire avec Honestly, Nevermind. Cet album fut pour lui l’occasion de sortir de sa zone de confort, et de mettre en lumière des tendances émergentes telles que la jersey club et la scène de Baltimore. Mais là où il aurait pu inviter, comme il avait l’habitude de le faire, des artistes issus de cette tendance, il a choisi de rester seul au micro (en excluant Jimmy Cooks), une des raisons pour lesquelles le projet n’a pas été aussi signifiant ni percutant qu’il aurait pu l’être. Quant à Her Loss, il s’agissait là d’un album collaboratif destiné à approfondir la rétrograde sur le sérieux habituel de Drake, en s’associant à 21 Savage, pour introduire un contraste qui jouerait en la faveur du canadien. Il a pu y conjuger ses facettes mafieuse et goofy sans problème, et se laisser aller à sa misogynie latente en toute quiétude. Mais les fêlures étaient de plus en plus apparentes. C’est pourquoi l’annonce de For All the Dogs, que Drake laissait entendre être un retour au « old Drake », avait autant de quoi inquiéter qu’espérer.
Etre la superstar qu’est Drake est à double tranchant. Trop conscient de la diversité de ses fans, pas assez des pièges que cela peut tendre, il a fait son choix. For All the Dogs est un data dump en bonne et due forme, une playlist vaguement formatée comme une station radio, qui se veut au maximum fédératrice. Il y a dans ce projet quelque chose pour tout le monde. Cela serait tragique que ce ne soit pas le cas, avec 23 pistes pour 1h25. Qui dit Drake dit budget illimité et réseau énorme, mais même en sachant ça, on tombe des nues en entendant Sade Adu réaliser un bref drop sur… « BBL Love – Interlude ». Mais après tout, n’est-on pas en train d’écouter BARK Radio? C’est une référence directe à Doggystyle de Snoop Dogg : sur cet album aussi, il y avait l’idée de mock radio, nommée W-Ballz. On peut saluer le bouclage de boucle. Les chiens ne font pas des chats. Ceci étant constaté, c’est loin d’être suffisant pour rythmer et fluidifier l’écoute de For All the Dogs. Rien ne le pourrait, et il faut de toute manière traiter ce projet comme le descendant de More Life dans l’esprit, plutôt que de l’un de ses albums studio.
Ce dont nous, auditeurs, ne nous lassons pas avec l’ami Graham, c’est l’opulence des choix de production qui caractérise ses sorties, tout comme Rick Ross. C’est le bon goût général de 40 et consorts lorsqu’il s’agit de choisir des samples, c’est le soin particulier apporté à chaque beat. Et à ce titre, une fois n’est pas coutume, quelle élégance : la soul et le R&B veloutés passés à la moulinette chipmunk ou découpés avec une précision d’horloger, l’éclat cristallin des cuivres, les pianos délicats. « Amen » est le parfait exemple de cette expertise, cette orfèvrerie. Les harmonies et les choeurs de Teezo Touchdown complimentent parfaitement le morceau. L’affection du crooner canadien pour Houston, sa ville de cœur, est connue de longue date, et il entend bien la mettre en évidence une nouvelle fois. On remarque le surprenant interlude « Screw the World », qui déterre un antique freestyle du regretté DJ Screw sur « If I Ruled the World ». Ce n’est pas le seul choix de nerd de l’album : la somptueuse instrumentale de l’introduction, « Virginia Beach », sample « Wiseman », un obscur loosie que Frank Ocean avait enregistré pour Django Unchained, mais que Tarantino n’a finalement pas inclus dans le film.
Les multiples hommages à Young Thug que Drake dissémine au travers du disque ne passent pas inaperçus non plus: il reprend certains de ses flows sur Virginia Beach et Daylight notamment. Parmi les choses dont ne peut douter de lui, figure sa fidélité à notre ATLien favori. De la même manière, il en place une pour Future, sur un morceau amèrement intitulé en référence à celui de Pusha T. Le Drake fan de rap est une de ses meilleures facettes, et ici elle permet justement de compenser toute l’amertume sous-jacente de ce dernier arc de sa carrière.
Tout cela est parfois terni par l’aigreur et les ruminations de Drake, qui, il nous l’assure, ne pense plus du tout à son ex. Même s’il essaie de sortir avec des femmes qui lui ressemblent. Même s’il se lamente un morceau entier que le sexe n’était pas génial avec Rihanna (leur relation date de 2012). Même s’il saupoudre un autre morceau, 7969 Santa, d’allusions à une autre de ses exs. Les chiens aboient, la caravane passe. Ce dernier morceau reste malgré cela un bon moment du disque, avec ses nappes de synthés aériennes et son sample de Chief Keef, mais surtout grâce à une seconde intervention de Teezo Touchdown, qui est décidément meilleur sur les albums des autres que sur le sien. Ces rancunes mesquines et ridicules en disent long sur Drake. Peut-être qu’il ne faut pas attendre davantage de quelqu’un qui se surnomme « the kid » ou « the boy » à 36 ans. Au-delà de ça, le disque pâtit également de ses tentatives de surfer sur les tendances actuelles, particulièrement le rage rap. Personne n’avait envie de l’entendre sur « IDGAF » par exemple. On sent qu’il essaie, mais on se demande justement pourquoi il essaie.
La surprise du disque, en termes d’invités, c’est la présence de J. Cole sur « First Person Shooter ». Enfin ils croisent le fer, alors même que plus personne ne l’espérait. Le résultat est décevant. Cole l’emporte facilement puisqu’il a pris la chose un minimum au sérieux, tandis que Drake se répand en babillements à propos de chèvres, à faire une fixette sur Michael Jackson et à comparer ses bords à des sardines. De plus, il manque une touche de triomphe inhérente aux duels épiques où chacun des deux adversaires époustoufle l’audience par sa puissance. Le travail assez anecdotique et générique de Vinylz, Oz, Boi1-da et FNZ n’y est pas pour rien, et même le beatswitch opéré par Tay Keith en fin de morceau ne parvient pas à rehausser suffisamment l’ambiance. Les souvenirs de l’accueil de « Lord Knows », un des sommets de Take Care, reviennent en tête. Bien sûr, le mérite revenait surtout à Just Blaze pour le pur bijou qu’était la production, et à Rick Ross pour sa présence écrasante, mais c’était un vrai moment. Difficile d’imaginer encore se pâmer devant « FPS » dans 10 ans.
Etonnamment, lorsque les premières exquises notes de piano de « 8am in Charlotte » retentissent, suivies du délectable sample déniché par Conductor Williams, on respire. Bien que cette dernière entrée dans la série AM/PM soit loin d’être la meilleure, et contienne son généreux lot de flunchlines, c’est cette spontanéité qui manque cruellement à l’album. Fort heureusement, quelques récompenses pour avoir tenu jusque là sont logées en fin de disque. Il est toujours divertissant d’entendre Drake en mode bouffon s’essayer à rapper en espagnol, il est toujours appréciable d’entendre l’inénarrable Benito. Mais à la manière de « K-POP » sur Utopia, on regrette la déception que constitue le titre. C’est plutôt « Rich Babby Daddy » qui répond à nos attentes, avec une Sexyy Red qui sonne un peu retenue, mais qui ramène quand même une bonne énergie, et SZA qui glisse sur la production taillée pour le club des 7 (!) beatmakers listés dans les crédits. Et enfin, enfin, un morceau un tant soit peu personnel qui ne ressasse pas de vieilles histoires de cœur ou de cul, « Away from Home ». Il s’y rappelle les soirées glaciales à Toronto, les espoirs avant les rencontres avec les labels, le jour où son cousin Ryan lui a avancé un demi-kilo de weed qu’il n’a pas réussi à vendre (c’est vraiment hilarant), et bien d’autres anecdotes. Voilà comment il devrait instrumentaliser son aigreur. C’est largement le morceau le plus intéressant de l’album pour cette énergie bien investie. Drake le rappeur n’est jamais meilleur que lorsqu’il entre dans la cabine bien revanchard, tout boursouflé de narcissisme. Il est vraiment dommage que ce genre d’éclat se fasse de plus en plus rare.
La maîtrise est là, elle saute aux yeux. Les flows sont en grande majorité justes et bien calibrés. Le travail de production est comme toujours excellent en soi, bien que parfois générique pour Chebib et le reste de l’armada de producteurs aux manettes. Pourtant, Drake, qui n’a plus rien à prouver depuis longtemps, garde une hargne qui, si elle est souvent salutaire dans une carrière longue, est ici généralement utilisée à mauvais escient. Ce n’est pas en s’éparpillant de la sorte, en diluant ses efforts et négligeant de se concentrer un minimum, qu’il parviendra à atteindre un nouveau pic artistique. Ce n’est pas non plus en persistant à jouer aux jeux des chiots. À l’écoute de cet album, on a plutôt l’impression qu’il se contente de rappeler au monde qu’il existe, et qu’il pense toujours à ses exs aussi. Il a laissé entendre qu’à cause d’une maladie qui le suit depuis plusieurs années, il allait prendre un peu de recul. Il faut croire que cela tombe à pic : notre homme en a bien besoin. L’inspiration qui l’investissait auparavant s’est clairement estompée : les refrains peinent à pénétrer, la replay value est encore en baisse, et surprise, hormis le susmentionné « Rich Babby Daddy », auquel on souhaite de charter, il n’y a pas le moindre hit évident. En fait, depuis Scorpion, son seul morceau solo à avoir vraiment dominé un temps les ondes, c’est « Toosie Slide ». Peut-être un autre signe.
Chose amusante, on a comme l’impression que ce qui fait le plus parler durant ce news cycle entourant l’album, ce sont les échanges de piques entre lui et Joe Budden. La réaction immédiate et gorgée de vitriol du principal intéressé, qui a visiblement pris à cœur la critique de Budden (qu’en gros il ne fait pas la musique qu’il devrait faire à son grand âge), est assez édifiante à ce titre. Bien sûr, c’est discutable. Probablement que Drake se figure que si Future, couronné toxic king par le public, continue à faire ce qu’il fait, pourquoi pas lui? Mais se demander ce que Future ferait ne suffit pas.
Article écrit par Hugo.
(Crédit visuel bannière : OVO/Republic Records)