La nostalgie fonctionne. On le voit partout: au cinéma, dans les modes vestimentaires, dans les courants politiques et les jugements de certains, et bien évidemment dans la musique. Mais ce n’est pas le même type de nostalgie qui est à l’oeuvre partout, le concept même est varié. On va d’une part avoir la nostalgie d’une époque historique, des pratiques et habitus liés à cette époque, vision d’ailleurs souvent faussée par le roman national ou des idées reçues qui s’avèrent infondées ; on va d’autre part avoir la nostalgie d’une époque de notre histoire personnelle, qui est dans l’écrasante majorité des cas l’enfance ou l’adolescence. Cette dernière est une des forces motrices primordiales de la création artistique, puisqu’elle est intensivement à l’oeuvre dans les psychés de chacun. On regrette de n’avoir pas réalisé sur le moment ce que l’on était en train de vivre, on se languit de l’insouciance qui nous enveloppait confortablement, on contemple avec émotion les sentiments naïfs mais si puissants qu’on a pu éprouver, on regrette d’être présentement affligé de responsabilités énormes qui n’incombent que dans des cas très particuliers aux enfants et adolescents. On sourit car on comprend que les adultes sont si durs avec ces derniers car ils sont jaloux de ce qu’ils sont en train d’expérimenter. C’est aussi l’époque des premières fois, charnelles comme psychologiques, celle des expériences et des erreurs ; c’est peut-être le seul moment de sa vie où on parvient à être pleinement et entièrement humain et parfois, à effleurer la liberté. En ce sens, oui, on peut le dire, c’était mieux avant, avant que l’on devienne vraiment adulte. En grandissant à une époque donnée, on se construit un système de références culturelles qui joue aussi un grand rôle dans le sentiment de nostalgie, ce dont les médias sont bien conscients et savent en jouer, pour des buts plus ou moins vertueux. Mais enfin, tout ça, ce n’est pour une bonne partie qu’une illusion. Pour la simple et bonne raison que la nostalgie n’est ni plus ni moins qu’une idéalisation du passé, dénuée de tout regard critique, et l’on aurait de fortes chances d’être bien déçu si l’on se retrouvait projeté à nouveau dans ce que l’on croyait être une époque bénie.
Le coup de vieux arrive vite. La génération millenial a depuis quelques années déjà l’appréhension du sentiment de nostalgie, celui de la fin des années 90, et des années 2000. Pour la plupart des individus de cette génération, la trentaine est déjà là ou s’apprête à toquer à la porte. On est dans le déni, on se dit qu’on ne la laissera pas rentrer, mais soudain, de la fenêtre ouverte parviennent des mélodies familières, remaniées, agrémentées, transformées mais gardant leur charme d’antan. Alors la poigne se détend, les sourcils se mettent au repos et on daigne entrouvrir la porte et poser une main sur le chambranle, une autre sur la hanche, circonspects, sur le qui-vive mais intrigués. On peut déjà citer bien des musiciens qui à un moment ou un autre ont décidé de jouer sur cette nostalgie, pour l’exalter, pour rendre hommage à leurs idoles de jeunesse, ou tout simplement pour perpétuer la tradition, l’éternel recyclage qu’est l’art.
Fred Again.. est désormais reconnu comme un très efficace adepte de l’exploitation de la nostalgie à travers ses samples vocaux et ses mélodies mélancoliques comme autant de rappels d’un temps révolu, suite à une rupture amoureuse, une amitié brisée ou la perte d’un être cher. Dans le cas du rap, un exemple fort réussi est celui de Tisakorean et sa récente mixtape Let Me Update My Status, qui célébrait la ringtone era et Soulja Boy, la crunk et Lil Jon & the Eastside Boyz, la snap et D4L et consorts. Un véritable succès artistique, qui échappait à l’écueil toujours menaçant de ne pas parvenir à en faire quelque chose de frais. Dans le grand univers de la pop et ses sous-genres satellitaires, les exemples sont légions, on peut penser facilement à Dua Lipa parmi tant d’autres, qui a sur son dernier album bien su raviver la passion du public pour la disco pop, là aussi en y apportant une touche de modernité, pour bien coller avec le titre de Future Nostalgia.
Ce que l’on remarque facilement, c’est que la nostalgie en musique fonctionne au mieux grâce au sampling, naturellement. Il n’y a qu’à voir en France les succès des titres de rap très faciles ayant récemment samplé des gros hits de jadis ; aux USA la méthode est également généralement probante, que ce fusse des tubes éculés, ou des samples ayant intégré l’histoire du hip hop depuis des décennies. Cette méthode n’est pas toujours une garantie de bon goût, car trop souvent motivée par des considérations extra-artistiques. C’est encore lorsque la recherche est plus approfondie, va chercher au-delà des évidences, que le produit fini est le meilleur. Vous ne la connaissez pas encore, mais une mystérieuse productrice au pseudonyme inutilement répétitif de DJ Sabrina the Teenage DJ (une référence à Sabrina Spellman, personnage éponyme de la sitcom américaine Sabrina the Teenage Witch), est passée maître dans cette discipline. Peu a été écrit sur elle, et pour cause, on ne sait pas grand-chose d’autre que ce qu’en dit sa musique. Je dis « elle » par réflexe, mais en vérité, ce que l’on sait, c’est que c’est en fait un duo de producteurs basés à Londres, les soeur et frère DJ Sabrina et Salem. On sait aussi qu’ils sont criminally online et que leur cerveau a été complètement recircuité par la meme culture (cf. leurs comptes Twitter et Instagram), que le pixel art des années 90 les fascine énormément (cf. leurs covers ainsi que leur site web), et que, comme tous bons musiciens millenials qui se respectent, ils sont parfaitement conscients de l’importance des sites de notations tels que RYM ou les chroniqueurs comme The Needle Drop ont pour les internautes. Il apparaît de plus clair que c’est DJ Sabrina la représentatrice du duo dans les médias et – c’est mon hypothèse – la tête pensante musicale du duo tandis que Salem gère l’aspect web/créa/réseaux, qui d’après cet article du Guardian est une femme dans la trentaine qui jusqu’à il y a peu de temps travaillait à mi-temps dans la vente.


À l’écoute de la musique de DJ Sabrina, les influences sautent clairement aux oreilles: on est à un juste milieu idéal entre les collages sentimentaux complexes de The Avalanches, et le groove irrésistible des Daft Punk. Saupoudrez ici et là un peu de Ross from Friends, DJ Seinfeld, et vous y êtes. On fait vite le rapprochement avec The Avalanches pour la simple et bonne raison que les deux entités partagent le même usage de la technique dite des plunderphonics, à savoir la construction de morceaux exécutée en samplant des références culturelles facilement identifiables, fussent-elles télévisuelles, cinématographiques, radiophoniques, publicitaires, musicales, etc. DJ Shadow fait également partie des musiciens utilisant cette technique. Et bien qu’en tant que non-anglo-saxon, il nous soit très difficile d’identifier les références culturelles samplées par Sabrina, on a la nette sensation de les connaître lorsqu’elles retentissent dans sa musique, même lorsqu’elles ont à peine la tête hors du courant de ses rythmiques four-on-the-floor. Au-delà de ça, Sabrina puise dans la musique qui a fait la génération des millenials, de celle qui sortait à l’époque de notre jeunesse, tout comme celle qui passait encore à la radio. Tout y passe: du hip hop à un large éventail de pop, de la disco à l’eurodance, du rock indie au R&B, tour à tour découpés, concassés, distillés sur des morceaux souvent fleuves – elle n’a aucun scrupule à les étirer jusqu’à 8, parfois 10min – tout comme ses albums. Si jusqu’à Enchanted (2019) elle s’était contenue à une durée maximum de 2h environ, Charmed (2020) et ce nouvel album, Destiny, explosent les compteurs pour dépasser les 3h. Pour nos cerveaux à la capacité d’attention atrophiée, cela peut facilement paraître effrayant, mais en vérité, il suffit de traiter les long-formats de Sabrina comme des DJ mix, ou des « beats to chill to » Youtube, qui sont parfaits pour une écoute en background, qui vous fera (très) souvent lever la tête comme un suricate pour checker le titre qui passe. L’année dernière, The 1975 (du trop célèbre en ce moment Matty Healy) sortait Being Funny in a Foreign Language, album sur lequel ressortait notamment la seconde piste: « Happiness ». Le groove rétro du beat, avec sa ligne de basse irrésistible, est à attribuer justement à Sabrina, que Matty a contacté spécialement car la démo du morceau ressemblait beaucoup à son style. Elle a donc pu elle-même y apporter sa touche, et on la ressent: des saxophones typiques de sa musique, jusqu’à l’approche vocale de Matty.
C’est une certaine conception du dancefloor que développe Sabrina à travers sa musique, qui ne relève pas vraiment d’un lieu précis comme un club, mais plutôt d’une philosophie. Ca peut tout aussi bien être votre salon qu’une clairière printanière ou des retrouvailles entre amis. À travers le filtre romantique et romanesque délibérément kitsch qu’elle applique à sa musique, qu’elle agrémente souvent de saxophones mielleux dignes des meilleurs films des années 80, elle parvient à susciter dans la tête de l’auditeur des anamnèses étonnantes. Certains souvenirs que l’on avait mis de côté ressurgissent, et parfois, tant la musique est évocatrice, on a l’impression que nous reviennent des moments que nous n’avons personnellement pas vécus, mais plutôt qu’on a vu dans des films coming-of-age qui nous ont marqué, s’imposant comme leur nouvelle soundtrack. L’influence du cinéma américain des John Hugues, Richard Linklater, et consorts est très puissante ici. Et ainsi on se retrouve à reconsidérer nos choix de vie juvéniles, à repondérer les paroles qu’on a prononcées dans la fougue de l’instant, et à revivre des temps forts bien réels ou alors totalement fictifs, tout transporté que l’on est dans l’univers ultra-référencé de Sabrina. C’est pourquoi malgré toute la dimension nostalgique, sa musique est profondément jeune, une véritable cure de jouvence même, qui dérouille facilement la serrure de la cellule renfermant la part survivante d’innocence qui sommeille en nous – si tant est que l’on est pas totalement désabusé, naturellement. Le dancefloor est donc bien ici un lieu thérapeutique – comme il est censé l’être – où le passé de la personne informe énormément son ressenti, et qui va véritablement être sa zone de confort, ouatée de la beauté de la jeunesse. L’exaltation du souvenir comme catharsis, et ce, malgré le constat sans appel que constitue une période que l’on ne pourra jamais revivre et que l’on porte avec nous, tout comme les regrets qui y sont attachés. Mais après tout, la douceur n’existerait pas si l’amertume et la douleur n’existaient pas comme contrepoids.
Qu’on se le dise, il y a quelque chose de très facile à se laisser happer par cette nostalgie ambivalente, à se départir de tout le négatif pour ne retenir que le positif. C’est un exercice qui peut être aussi inoffensif que périlleux. Mais dans le cas de la musique de Sabrina, et cela vaut aussi pour The Avalanches par exemple, la démarche n’est pas tant une invisibilisation du négatif qu’une magnification du positif, une suggestion, à qui veut bien la relever, qu’en dépit de tout ce qui a pu nous blesser jadis, il y avait des choses encore plus fortes, plus pures. Que si l’on a tremblé, on a aussi vibré à l’unisson d’émotions qui nous dépassaient, et nous dépassent encore, par delà du bien et du mal.
Article écrit par Hugo.
(Crédit visuel bannière : collage réalisé à partir des éléments graphiques du site de DJ Sabrina)