10K, LABORATOIRE DE L’ABSTRACT HIP-HOP DE DEMAIN

Que sont devenus les [sLUms] ? Dans les années qui suivirent leur consécration avec la sortie de Some Rap Songs, fruit de leur rencontre avec le prodige californien Earl Sweatshirt, le jeune collectif new-yorkais diminua drastiquement son activité. Tandis que leur musique brute et thérapeutique, construite autour de boucles de sample hypnotiques, de flows à la limite du spoken-word et de lyrics empreintes d’introspection, de spiritualité et d’empowerment, infusait l’underground américain, le noyau du mouvement s’effaça progressivement au profit de la nouvelle scène abstract hip-hop, portée par des artistes comme MAVI, Navy Blue, Liv.e, Pink Siifu ou Maxo.

Seul MIKE, rappeur et producteur remarquable, premier des [sLUms] à avoir obtenu le succès critique et populaire, continua à se distinguer comme le chef de file de sa génération, publiant régulièrement des albums de grandes qualités et collaborant avec de nombreux artistes de la scène. Son dixième long-format en 7 ans, Beware of the Monkey, paru en décembre dernier, est une nouvelle démonstration de son aisance à transmettre ses émotions et ses pensées à travers des images marquantes et des productions envoûtantes. En parallèle, il s’emploie aussi à mettre en place des plateformes pour les artistes underground de demain, que ce soit via le festival annuel Young World, et plus récemment avec ce qui nous intéresse aujourd’hui, le label indépendant 10k.

Comme une suite non-officielle à l’aventure [sLUms], 10k fut fondé en 2018 par trois des membres fondateurs du collectif, MIKE, King Carter et Darryl Johnson, dans l’intention d’y publier leurs projets respectifs, ainsi que ceux d’autres rappeurs affiliés. Cependant, à l’exception des projets du premier, les sorties du label furent relativement sporadiques, et MIKE en devint vite l’unique représentant. Il faut alors attendre 2023 pour que s’entame une véritable déferlante d’artistes et de sorties labellées 10k. Et force est de constater que chacune d’elles a eu son petit effet, que ce soit en dévoilant des profils au potentiel non négligeable ou en venant directement interroger les frontières de l’abstract hip-hop. Alors que 10k se dessine comme un sérieux candidat au titre de label le plus excitant de l’underground actuel, il paraît plus que nécessaire de vous en faire découvrir les différents membres, entre camarades loyaux de MIKE, prodiges du rap de demain et producteurs à la croisée des genres.

(Logo de 10k)

Mais tout d’abord il convient de faire un petit saut dans le passé : avant de fonder 10K, MIKE fut signé un temps chez Lex Records, label britannique indépendant s’intéressant aux propositions alternatives rock, électronique, et évidemment hip-hop (Danger Mouse, MF Doom, B. Coold-Aid). Malgré la brièveté de ce séjour outre-Atlantique, dont sont néanmoins nés deux projets en 2018, Black Soap et Renaissance Man, la musique de MIKE resta profondément marquée par la rencontre de deux artistes, qu’il signera quelques années plus tard chez 10k : RedLee et Jadasea

RedLee est un producteur londonien qui collabora pour la première fois avec MIKE sur Renaissance Man, le temps d’un interlude instrumental. Influencé par l’IDM, l’ambient music et la glitch hop, les productions de RedLee contrastent avec celles plus organiques et chaleureuses de dj blackpower, l’alias de producteur de MIKE, et apportent une nouvelle teinte à la musique du rappeur, à l’image du planant « sleepwalk ». Auteur en 2021 de l’album instrumental Auto, il assiste depuis les autres artistes du label, et on a même pu l’entendre prendre le micro le temps d’un featuring avec son camarade de toujours, Jadasea.

Quelques lignes seraient insuffisantes pour résumer la carrière de Jadasea, de ses débuts en Angleterre sur les productions d’un King Krule encore aux prémices de sa notoriété, à sa renaissance outre-Atlantique et son adoption par le collectif [slums], sans oublier un détour par un freestyle Grunt. Fidèle collaborateur de MIKE, avec qui il réalisera même un album commun, il sort en 2022 son premier projet chez 10k, Lookalive!, synthèse de son style particulièrement brut, où l’émotion intime et l’écriture poétique prennent le pas sur les détails du vécu et la clarté du récit.

2023 marque un tournant pour le britannique, avec déjà deux projets en collaboration avec des producteurs diamétralement opposés. Il sort d’abord en février The Corner : Vol. 1, produit par le new-yorkais Laron, surtout connu jusque-là pour son travail avec Jay Critch. Sur des samples triturés à la manière de la chimpmunk soul des grandes heures de Roc-A-Fella, du boom-bap plus classique et quelques tentatives plus empreintes de modernité, le rappeur dépeint les contours flous de la vie londonienne et de sa carrière. A sa sortie, The Corner : Vol 1 sonne comme le projet le plus ambitieux de Jada, un très long format sur lequel il prend enfin le temps de développer son univers. 

Pourtant, quelques mois après, il dévoile avec la productrice Anysia Kym, une camarade de 10k, Pressure Sensitive, la rencontre inattendue entre drum-n-bass et abstract rap. En effet, comme RedLee, Anysia Kym vient de la musique électronique, et plus particulièrement de la jungle, de la street-bass et de la glitch music. On avait déjà pu avoir un aperçu de sa patte en 2022, avec son EP Soliloquy, sur lequel on retrouvait notamment une très belle collaboration avec MIKE. Bien que Pressure Sensitive et The Corner n’aient sur le papier pas grand chose à voir, les deux montrent que Jada a trouvé chez 10k des nouvelles sources de renouvellement, et l’on a hâte de voir si ses futurs projets seront tout aussi ambitieux.

Révélé sur le premier volet des EP de The Alchemist, The Thing of ours, Sideshow est un prodige du rap. Originaire de Washington, il est signé chez 10k depuis ses débuts en 2020, et bénéficie de l’entourage artistique d’une tête d’affiche de l’abstract hip-hop. Dès ses premiers projets, il rappe avec MAVI, Nak-el Smith, Medhane, Zeeloperz et Boldy James, et reçoit des instrumentales d’Evidence, Black Noi$e et Tony Seltzer. Il a même déjà développé une entente privilégiée avec Alexander Spit, qui a donné naissance il y a quelques semaines au, malheureusement trop court, projet commun JAM. Mais cette liste impressionnante de co-signs n’est pas si étonnante au vu de son talent.

Avec une plume riche en images et en anecdotes fortes, Sideshow raconte son passé dans la rue, oscillant entre l’arrogance sarcastique d’un jeune gangbanger et le blues du survivant, non sans rappeler le Vince Staples des débuts. Il sort régulièrement des projets d’une vingtaine de minutes à travers lesquels il affine progressivement son style, évidemment sur des productions drumless dans la continuité de ses pairs. Mais il embrasse aussi un héritage trap, qui se ressent dans ses paroles et ses choix d’instrumentales, parfois tirant même vers le cloud rap ou la plugg, comme sur « Sneeky Steps », où il troque son flow habituel pour une surprenante baby voice.

Son dernier album, DON’T JUST STAND THERE!, représente déjà un nouvel aboutissement dans la carrière du rappeur : quasiment en solitaire, il navigue sur des ambiances variées avec un charisme magnétique et un tas de one-liners marquantes, et nous surprend même sur plusieurs morceaux. Déjà une petite sensation de l’underground, rien ne semble pouvoir l’empêcher d’en devenir un des visages forts à l’avenir.

On pourrait dire la même chose pour une autre tête émergente du label, Niontay, rappeur-producteur de Floride qui a frappé fort cette année avec la sortie de son premier projet, Dontay’s Inferno. On avait déjà pu le découvrir l’an dernier aux côtés de MIKE sur une production de Popstar Benny, ainsi que plus tôt cette année sur The Corner : Vol. 1, où il délivre une performance de très haut niveau en featuring.

Son premier projet est une petite claque à l’allure ovniesque au sein de 10k. Tranchant drastiquement avec le son abstract de ses camarades, Dontay’s Inferno est un pot pourri où l’on retrouve de la trap de Detroit, du bounce rap du Milwaukee et de la plugg floridienne sous stéroïdes à la 454. Dans ce grand huit d’à peine 25 minutes, Niontay se distingue par son énergie et son plaisir communicatif, ainsi que son aisance tout-terrain sur des productions parfois peu évidentes, à l’image du premier single du projet produit par Redlee, « Blitzberg ». Déjà très polyvalent, il envoie ainsi le potentiel hit de votre été, une performance de rap parmi les meilleures de l’année et bien d’autres petits bangers avec une facilité et une légèreté déconcertante.

Bien qu’on ait pour l’instant qu’un aperçu très limité des capacité du rappeur, Dontay’s Inferno a déjà fait quelques vagues sur le nouveau continent, et le nom de Niontay résonne chez de plus en plus de médias. De notre côté, on espère que ce premier projet est la brise rafraichissante annonçant la bourrasque imminente.

Plus confidentiels, Cruzin et Salimata viennent compléter ce roster de grande qualité. Cruzin est un rappeur du Bronx actif depuis quelques années maintenant. Son seul EP sorti chez 10K pour le moment, Love keeps it going, est un court concentré de l’atmosphère méditatif et thérapeutique de l’abstract hip-hop, qui s’écoute très facilement et comporte quelques petites pépites.

Salimata est plus intriguante : débarquant un peu de nulle part avec OUCH, sorti au nouvel an, elle propose une approche assez expérimentale du son abstract. Avec une personnalité déjà très affirmée qui se ressent dans son imagerie et sa plume percutante, Salimata surprend surtout par la radicalité et le caractère imprévisible de sa proposition. En effet, le projet oscille entre samples de soul et de jazz et moments plus singuliers, à l’image du planant interlude « sucha good girl », du déstabilisant « I GETS », où Salimata, sur des glitchs incessants, emprunte une voix déformée par l’autotune, ou même quelques pistes plus tard « ONOMATOPOEIA » et ses percussions africaines. Passé un peu sous les radars, OUCH est pourtant un des debut project les plus prometteurs de ces derniers mois, et à l’heure où j’écris ces lignes, un nouveau projet de Salimata est annoncé dans les semaines à venir.

Couronné par des succès critiques remarquables et les premiers concerts de plusieurs de ses signatures, la première moitié de l’année consacre 10k comme une des grandes sensations du paysage underground actuel. Omniprésent ces derniers mois, il est assez rare de croiser l’un des artistes seuls, tant 10k semble fonctionner comme un véritable collectif : un featuring de MIKE et Sideshow sur le dernier EP de The Alchemist, une tournée européenne de Jadasea de laquelle Niontay et MIKE ne sont jamais loin, des couplets distillés par-ci par-là des différents membres, etc. La sortie récente de JAM et l’annonce d’un nouveau projet de Salimata semblent indiquer que le label n’est pas prêt de ralentir cette deuxième moitié de l’année.

Dans la continuité de l’œuvre de son fondateur, MIKE, 10k est ainsi un lieu d’expérimentations plus que bienvenue dans le paysage abstract hip-hop, alors que les sorties récentes de ses têtes d’affiche ont pu décevoir une certaine partie du public en se voulant plus accessibles. Au contraire, les artistes du label questionnent frontalement les contours relativement flous du genre, et interrogent sa perméabilité par l’incorporation d’influences jusque là peu assumées à un tel degré. Comme le fait son ainé Billy Woods depuis plusieurs années avec son label Backwoodz Studio, MIKE s’emploie à revigorer le genre en promouvant des voix uniques qui auraient sans doute peiné à se faire entendre sans ce refuge. Près de dix ans après les débuts des {sLUms], 10k s’inscrit en héritier du collectif, continuant d’entretenir la vision, l’ambition et l’audace qui a donné naissance à la scène abstract hip-hop, et lui laisse encore présager de beaux jours.

Article écrit par Erfry.

(Crédit visuel bannière : Collage réalisé à partir de photographies de @opdaet_, Nuvany David / Graphisme : @arthurphl)

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