AGRICULTURE : UNE BONNE RÉCOLTE

Qualifié d’« ecstatic black metal », Agriculture est apparu sur le radar des afficionados de black metal en 2022. The Circle Chant, prometteur premier EP, posait les bases de la musique et de l’esprit du groupe. L’extase, si l’on s’en tient à la définition du Robert, désigne l’état de « quelqu’un qui se trouve comme soustrait au monde sensible ». On parle d’une contemplation, d’un ravissement extrême, voire d’un état mystique. Des émotions et des états que la musique du groupe reflète parfaitement. Mélodies jouées au pedal steel guitar, passages atmosphériques, interludes a capella donnant une aura mystique jamais clichée ; les quatre titres présentent Agriculture comme un groupe mettant au centre de sa musique la mélodie et la… « luminosité », à défaut de terme meilleur. Le metal extrême tend à se concentrer sur des aspects sombres de la vie et des émotions ; le black metal encore plus. Pourtant, Agriculture n’est pas le premier groupe à retranscrire des ressentis et émotions plus « lumineux » dans le genre. Liturgy s’y attelle depuis une belle décennie, quoi qu’usant d’une musique plus expérimentale que celle jouée par le quatuor de LA. 

(Cover du projet Agriculture)

Agriculture, le premier album éponyme, poursuit sur la lancée de son prédécesseur, avec des ambitions similaires. Une musique grandiose, émouvante, inspirée selon les dires du groupe par « la gloire de l’océan ». C’est d’ailleurs lui qui occupe une large part de l’artwork, et qui donne son nom à l’ouverture. « The Glory of the Ocean », pièce épique de huit minutes, évolue d’un post-rock plutôt classique à une tempête black metal en plusieurs actes. Le groupe se plaît à insérer des mélodies dans les mélodies, et à faire revenir des motifs musicaux similaires au fur et à mesure en les enrichissant. Le morceau donne également le ton en matière d’écriture. Certes, le black metal n’est pas connu pour être le genre le plus « intelligible », mais cela n’empêche pas les groupes d’apporter un soin particulier à leurs textes. Agriculture évoque des images entre contemplation et désespoir, dépeignant le lien avec la nature, avec soi et les autres, sur fond d’ésotérisme.

« I looked out upon the waves
Become individual things out of the mass
Eternal
Breaking all over themselves
« 

« The Well » plonge l’auditeur dans une tout autre ambiance, où un doux pedal steel guitar accompagne le chant clair du vocaliste du groupe. Un interlude en forme de complainte, qui parle de la maternité et de l’enfance, et qui sert d’ouverture aux trois actes suivants, qui en reprennent les paroles presque mots pour mots ? On pourrait aller chercher l’inspiration de cet interlude auprès de nombres de groupes de rock progressif anglais, mais les variations de voix rappellent Jethro Thull tout autant que Steven Wilson.

Les trois morceaux suivants, « The Look, Pt. 1 », « Pt. 2 » et « Pt. 3 », s’enchaînent de manière quasi-parfaite et cohérente, et sont une nouvelle occasion pour le groupe de faire briller le terme extatique; il s’agit de la pièce maîtresse de l’album, une sorte de tragédie en trois actes. « Pt. 1 » s’ouvre avec une reprise d’une mélodie jouée auparavant dans « The Well », liant chacun des morceaux les uns aux autres. La tempête de blast beats et de tremolos pickings est soudainement rompue par un étrange saxophone.

Sur « Pt. 2 », le son est dense, lumineux, construit en crescendos mélodiques et soutenus par un constant blast beat. L’introduction, avec son tremolo picking rapide, pourrait sortir d’un album du groupe de black metal progressif Krallice – une des inspirations d’Agriculture. Là ou le groupe tire particulièrement son épingle du jeu, c’est dans la capacité à proposer des changements de rythmiques et de couleurs musicales au sein des mêmes morceaux, tout en gardant une cohérence d’ensemble. On passe soudain d’un black progressif à une succession de riffs épiques et grandioses toujours avec des crescendos de notes, qui accentuent cet aspect d’ « élevation ». Tout le sens du terme « ecstatic black metal » prend son sens ; il ne manque effectivement que des chœurs religieux et un orgue pour accentuer l’aspect cérémonial. Les riffs sont héroïques, et l’incursion d’une rythmique proche d’un power metal classique à la fin du morceau contribue à l’effet grandiloquent et presque baroque des morceaux.

(Le groupe Agriculture par @ex_wife)

Ces multiples changements peuvent paraître déroutants, mais font partie intégrante du génie de l’album. Krallice, mais également le groupe de black metal avant-gardiste (NDLR : oui, ça existe) Liturgy, sont experts dans ce genre de manœuvres, et sont d’ailleurs des inspirations claires d’Agriculture, aux côtés d’un troisième groupe dont nous tairons pour l’instant le nom. L’une des choses les plus intéressantes à l’écoute d’un album est de se rendre compte que le groupe a voulu en faire un projet et pas seulement une collection de chansons, et Agriculture le fait très bien savoir. Le côté expérimental/noise des deux fondateurs du groupe est bien présent, « Pt. 3 » faisant appel à nouveau au saxophoniste Patrick Shiroishi, dont les trilles de saxophones chaotiques se superposent aux hurlements du vocaliste, au mur de guitares et aux blast beats. Plus « anarchique » dans sa composition que son prédécesseur, il fait la part belle aux innovations, avec une jam improvisée où synthé, lap steel, saxophone et blast beats se mêlent, avant de se dissoudre dans un bruit de… moteur de tracteur (?) émulé par une batterie. Et alors qu’on croyait le morceau fini, une dernière montée épique en crescendos ?????, comme si le ciel s’ouvrait et qu’une éclaircie venait percer l’ombre. Il y a de l’espoir dans les cris et dans le chant, malgré sa brutalité, le ressenti est plus proche de celui d’un homme en transe que d’un cri de haine farouche envers le monde. Agriculture conclut ainsi « Look » avec quelque chose digne du final de « Dream House » de Deafheaven.

Le nom est lancé. Il sera difficile pour les auditeurs chevronnés de black metal de ne pas penser au quintet de San Francisco en écoutant cet album, de par son approche lumineuse, émotionnelle et presque cathartique. Sunbather, de Deafheaven, sorti en 2013, portait la même ambition de proposer une déclinaison radicalement différente du black metal – jusque dans ses visuels ! L’ecstatic black metal des Californiens d’Agriculture s’inscrit dans le prolongement de cette démarche : rendre le black metal moins monolithique, le sortir de son apparat noir et violent pour se diriger vers des émotions toujours prenantes, mais plus lumineuses. Passant de la frénésie au calme, de l’introspection à l’extase, la formation offre à l’auditeur une large palette sonore. C’est un peu comme si Agriculture était une pièce de théâtre, passant sans effort d’un acte à l’autre et revenant à des idées antérieures pour assembler le tout.

Alors oui, dans un milieu aussi codifié et «traditionaliste» que le black metal, la sortie d’Agriculture a suscité quelques haussements de sourcils, voire d’épaules. Ceux qui en 2012 descendaient Sunbather pour son approche plus émouvante et fragile ont ressorti leurs arguments : «Rendez-vous compte, notre black metal noir et dépressif est rendu trop accessible» ; «Ils n’ont même pas de corpse paint» ; «Est-ce qu’ils sont n*zis, au moins?». On exagère a peine, mais c’est là l’un des grands paradoxes du black metal et de son public : une musique qui voulait se jouer de tous les codes, donner dans la provocation et dans le choc, mais dont les groupes qui cherchent à sortir du cadre se retrouvent rapidement taxé de «hipsters» ou d’arrivistes. Alors qu’Agriculture est totalement capable de retranscrire la vélocité du black à l’ancienne des 90’s ! La preuve en est avec «Relier», dernier morceau du projet, qui comporte tous les ingrédients d’un morceau plus classique, tout en portant un message des plus lumineux

This is the holy dark: outside choices that you can’t make
how it’s beautiful to accept you are part of everything

A l’image de Deafheaven, Liturgy ou autres Bosse-De-Nage, Agriculture se place en tête de cette nouvelle vague du black metal, plus friande à parler d’émotions que de puissances noires et surnaturelles. Leur premier album est une réussite totale, et leur ecstatic black metal, déjà brillant sur leur précédent EP, semble aujourd’hui encore plus resplendissant. Une lumineuse noirceur, qui éclaire tout autant qu’elle perd l’auditeur, et qui, n’en déplaise aux puristes, fait du bien dans une scène qui rencontre parfois quelques difficultés à se renouveler et à se réinventer

Article écrit par Piwi Longuevoie.

(Crédit visuel bannière : Math Erao)

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