VALEE & HARRY FRAUD, TRAP ET RAFFINEMENT

Au milieu d’une steppe brulante, un cavalier solitaire monté sur son vigoureux étalon traverse les roches géantes rougies par le soleil. La robe de sa monture est immaculée, ses muscles saillants, sa démarche impeccable. À mesure qu’il avance, il voit les collines se succéder, les lacs défiler. Son corps tangue sur la selle, sa tête s’alourdit sur son torse, se laissant bercer par la marche lente de l’animal pendant qu’un liquide pourpre s’échappe de sa gourde. Des gouttes de sueur perlent sur son front, ses muscles sont engourdis et ses yeux sont au bord du gouffre formé par les cernes. Les traits tirés de son visage et les pommettes rongées par sa barbe éparse indiquent un long périple sinueux. Il fut un temps où l’on disait de lui que sa dextérité sur selle le couvrirait de gloire et d’or. Il y eut cru un instant avant que ce ne soit la boue et l’amertume qui l’accablent. Soudain, dans un ultime effort, il parvient à mobiliser ce qui lui reste de force pour flanquer les côtes de sa bête. Cette dernière se cabre, puis frappe frénétiquement de ses sabots le sable bouillant, avant de se perdre à travers le désert.

Finalement, Valee finit par sortir de sa rêverie. Il n’est plus paumé en pleine hamada sur sa monture mais à l’intérieur d’une berline couleur cappuccino, une tour de gobelets empilés plein de sirop et de sodas juste à côté de lui. Il scrute à travers son rétroviseur les années qui défilent depuis sa signature par Kanye West et les promesses d’un succès éminent qui n’auront jamais été tenues. Il préfère néanmoins relativiser, assis confortablement dans le cuir suédé de sa voiture de sport. Il ne considère d’ailleurs pas son engin comme un vulgaire tas de ferraille et assure que sa Hellcat prend vie quand il met le pied au plancher. Ses roues remuent la terre comme des sabots qui frappent le sol quand il embraye. Elle lui répond même d’un vrombissement de moteur quand il caresse les sièges comme il caresserait l’encolure d’un équidé : « Hellcat giggle when I rub my suede seats ».

Visuel de « Watermelon Automobile » (@g00ns)

Un rap sous antalgiques 

La collection de voitures de Valee est faramineuse. On y trouve aussi bien des Tesla que des Mercedes. Des 4×4 que des coupés sport. Gucci Mane avait en sa possession une corvette jaune limonade, Valee possède, lui, des voitures couleur café, cerise ou pastèque. Dans « Watermelon Automobile », le rappeur originaire de Chicago, lassé par la carrosserie morne de son engin, décide de la repeindre intégralement en vert. Valee semble d’ailleurs ne se soucier de rien. Il se demande s’il n’irait pas dépenser 100 000 dollars pour des boucles oreilles pendant qu’il fait ses courses. Il vient d’en verser 8 000 pour ses pneus avec la même précaution qu’un maréchal ferrant pour les sabots de son cheval. Il n’hésite pas non plus à sortir 2 000 supplémentaires de sa poche pour prendre soin des ongles de ses conquêtes avant de les ramener au steakhouse. L’argent n’a finalement pas tant de valeur pour lui, de la même manière que ses achats lui semblent absolument futiles, comme un enfant pourri gâté qui se lasse vite de ses jouets. 

Ce détachement et cette nonchalance se retrouvent aussi dans les lignes trempées de codéine (« I might pull up pourin’ line after line, just like a mead notebook »), ainsi que dans son flow étourdi et son articulation paresseuse évoquant les fortes nourritures du midi et la lourde sieste qui lui succède. Dans « Washington Wizard », Valee semble se noyer dans sa pile de gobelets. Il décrit comment il charge ses bouteilles de soda et explique qu’il peut en boire des quantités insolentes avant que le sommeil ne le rattrape. Un rap intoxiqué sur une production contemplative qui rappelle évidemment les heures glorieuses de la  Brick Squad. On entend l’héritage d’un OJ Da Juiceman chez qui Valee raconte partager le sel, le pain et apparement la lean ensemble : « I pour up inside a OJ juice house, it’s a thirty-two ounce ». Il fait également référence au Gucci Mane de l’époque Ice Attak et des tapes avec Dj Laundry : « I’m in Gucci like a mixtape, no dirty laundry ». On entend d’ailleurs clairement sur « Washington Wizard » le rap désinhibé de Guwop sur « Actavis » ou « Swole Pocket Shawty ».

En temps normal, la léthargie de Valee est confrontée à la trap squelettique de ChaseTheMoney ou aux boucles de jazz d’ascenseur et de disco de AYOCHILLMAN. Le premier évoque la froideur méthodique d’un psychopathe vicieux et antipathique à la Javier Bardem dans No Country For Old Men des frères Cohen. Le second fait plus penser au recueillement d’une séance de méditation. Sur Virtuoso, Harry Fraud fait la synthèse de ses deux univers en jonglant entre des 808 bruyantes, des bruits d’alarmes et de cloches agressives et des compositions riches, ultra organiques, éthérées et apaisantes.

Des rimes aux allures d’aphorisme

Sur « Vibrant », Valee rappe des phrases courtes, sans trop de lien entre elles, comme quelques anecdotes que sa bouche volerait de son esprit évasif. Sur un sample de Brief Encounter découpé et réarrangé à la perfection, le rappeur de Chicago fait encore une fois l’étalage de son portefeuille et de son train de vie luxueux. À bord d’une voiture toutes options projetée sur une route côtière, Valee en état d’ébriété compte rejoindre Action Bronson au restaurant pour y dépenser des sommes dérisoires. Les deux se retrouvent sur le parking pour y faire crisser une dernière fois les pneus de leurs 4×4, les cerveaux englués par la lean et les veines des yeux éclatées par la weed. L’un est habillé d’une tenue Gucci à 5 000 dollars, l’autre en tenue de catcheur. La suite des événements est expliquée dans le couplet du rappeur-cuistot : se goinfrer de riz gras et de caviar déposé sur le poignet.

La trap élégante d’Harry Fraud est un soulier parfait au pied de Valee. Le premier expérimente la froideur de l’un pendant que le second fait ressortir le vice de l’autre : « I left home alone but I brought dirty Harry out ». Une formule d’autant plus perfectionnée par un casting 5 étoiles. Sur « About That », les mélodies sonnent comme des étoiles filantes traçant un sillon de lumière à travers l’obscurité, les hi-hats comme des criquets assourdissant le silence de la nuit. Dessus, 03 Greedo explique revenir dans un quartier où une partie de son entourage a disparu pendant qu’il faisait son temps derrière les barreaux. Il observe qu’une autre partie a sombré dans les méandre du fentanyl et autres drogues dures alors que ses cinq dernières années ont été celles de sa désintoxication. C’est finalement un couplet dans la continuité de son rap ultra introspectif depuis sa sortie de prison.

Collaboration 5 étoiles 

Le couplet aux relents d’Hennessy et de conduite sans permis de Rxk Nephew est tout aussi apprécié. Il commence de manière catchy, relativement calme, pour rapidement se faire reprendre par quelques hurlements, comme si les goulées de cognac ravivaient le slitherman, l’alter ego reptilien et maléfique de Rxk Nephew. Le morceau conforte un peu plus les attentes de la tape entre Neph et Harry Fraud, qui apparemment existerait quelque part dans la nature. La présence de Twista sur « WTF » est aussi un joli clin d’œil au rap de Chicago, ainsi que la confrontation de deux manières distinctes de rapper. Sur les drums et synthétiseurs lancinants, Valee rappe toujours de manière très nonchalante, mâchant parfois quelques mots, faisant à peine l’effort d’articuler tandis que Twista rappe à pleine vitesse, disloquant minutieusement chaque syllabe. Une combinaison qui marche, même si par moment Twista fait un peu penser à l’oncle dépassé qui essaye de s’intéresser à ce que font ses neveux pendant le repas de famille.

Enfin sur « Uppity », les 808 font un vacarme tonitruant pendant que les notes de piano s’effondrent brutalement comme si ce dernier dévalait un escalier. Valee tasse son joint dans sa Hellcat, une belle femme assise sur le siège passager et une tenue sur lui dont il ne se rappelle plus le prix, mais qu’il sait cher. Sur la route, il croise son pote Z Money dans une voiture dont le moteur fait vraisemblablement compétition à celui de Valee. Autre ambiance cependant. Dans la boite à gant, un glock 30 au milieu de grosses coupures de dollar. Dans la ceinture un deuxième glock, et dans les poches les mêmes grosses coupures. Avec sa voix nasillarde, il raconte faire le tour de son block en caisse pour revendre de la cocaïne ou de l’héroïne fraichement préparées dans une traphouse. Parfois il fait une pause, le temps qu’un junkie vienne s’accouder à sa vitre en tendant fébrilement un billet. À la fin de la journée, il passe le gain quotidien à la machine à billet et enroule l’élastique autour de ses liasses. Tout cela sur une production d’Harry Fraud.

Trap élégante ou rap débauché, Valee remplit toutes les cases de l’excès qui parfois ont pu causer sa propre perte. Après avoir été promis au sommet, il prit la fuite à bord de ses montures dans un désert où l’horizon ne traçait pour lui qu’une ligne sans fin. Il tangua sur selle, complément décharné d’année en année, évoquant le succès qu’aurait pu devenir sa carrière comme un vague souvenir. Il aura donc fallu huit longues années après sa signature par Kanye West et le coup de main d’un producteur avec qui il n’avait jamais collaboré pour que Valee parachève sa formule de l’Elegant Trap. Avec Virtuso s’achève l’errance bien trop longue de ce cavalier solitaire.

Article écrit par Victor.

(Crédit visuel bannière : @g00ns)

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