MIDWIFE & VYVA MLINKOLYA, TISSEUSES DE TOILES

Selon le World Spider Catalog, on dénombre aujourd’hui près de 200 espèces d’araignées de la famille des Araneidae. Ces araignées, qu’on trouve sur tous les continents, sont connues outre-atlantique sous le nom d’orb-weaving spiders, en référence à la forme très spécifique de leurs toiles. Non, vous ne vous êtes pas trompé.e.s, vous êtes bien sur Gather et nous allons bien parler de musique, mais cette introduction digne du National Geographic pose un élément de contexte important pour le projet Orbweaving, fruit de la collaboration entre deux artistes : Midwife et Viva Melinkolya. 

Madeline Johnston, alias Midwife, fait de la musique qu’on pourrait qualifier de musique de « solitaire », tant dans sa forme que dans ses ambiances. La multi-instrumentiste originaire du Colorado se classe aux interstices entre la dream pop, le slowcore et le shoegaze. Dans son univers qu’elle qualifie de « heaven metal » se mêlent nappes de guitares fuzzy et lointaines, machines à rythmes lentes et atmosphères générées par des synthétiseurs. À travers sa musique, l’artiste explore les déchirements, traumas et fragilités qui résident en elle, par des textes parfois crus qui nous plongent dans l’intimité de sa vie. Dans ses albums, on croise les fantômes de la solitude, de la difficulté d’être, du romantisme et de l’espoir, mais aussi la foi et des questionnements sur la nature humaine.

Aux côtés d’artistes comme Drowse, Grouper ou Have A Nice Life, inspirations tout autant que comparses de musique, Midwife propose une musique nostalgique et sensible. Le chant en demi-teinte, noyé dans la reverb, souvent doublé, renforce l’aspect éthéré des compositions.  Des appétences pour les ambiances sentimentales et brumeuses qui ont rapprochées Madeline Johnston d’Angel Diaz du groupe de shoegaze Vyva Melinkolya. Originaire du Kentucky, Vyva Melinkolya partage avec Midwife cette capacité à produire une musique très intime, d’une honnêteté parfois brutale et désarmante. Une amitié profonde est née entre les deux artistes, autant pour des raisons musicales que personnelles. Depuis 2020, l’une et l’autre ont régulièrement collaboré sur leurs projets respectifs, notamment sur Luminol, en 2021. 

C’est d’ailleurs au cours d’une session de travail sur Luminol que les deux artistes ont posé les premières notes de ce qui deviendra leur album collaboratif, dans la chaleur du Nouveau Mexique, au cœur de l’aride désert du Chihuahua. La nuit, Johnston et Diaz pratiquent l’herping, la recherche de reptiles, amphibiens et surtout d’araignées. Les toiles larges et denses de ces arachnides nocturnes capturent toute créature qui s’en approche, et il en va de même avec Orbweaving.   

(Cover de l’album collaboratif Orbweaving)

Orbweaving est un projet singulier. Cinq morceaux, dont une longue pièce ambient qui compose quasiment 1/3 de l’album. Cela peut sembler peu. Et, de fait, les morceaux ne sont pas structurés d’une manière dite « classique ». L’album est minimaliste dans sa construction, et pourtant, une immensité s’en dégage. Les deux artistes isolées au milieu du plus grand désert d’Amérique du Nord y ont fait l’expérience –selon elles- de leur propre mortalité. Ce lieu si aride et pourtant si vivant est le moteur sinon le cadre artistique du projet. Si l’on y croise drone, ambient et post-rock, Orbweaving porte bien l’ADN du slowcore et du shoegaze. Les morceaux s’installent avec lenteur, le genre portant bien son nom. Ceux-ci sont souvent basés sur la répétition d’un même motif musical, qui vient progressivement s’enrichir d’autres sonorités qui apparaissent, disparaissent, se répondent… le tout noyé dans des effets de réverbération et de delay.

Au fil des écoutes se dégage une résolution de sortir des structures « classiques » de la musique. Ici, pas de distinctions claires entre couplets, ponts et refrains ; chaque morceau possède sa propre vie dans un ensemble cohérent. Si l’album se rapproche plus du travail de Midwife sur le plan de l’ambient et des textures, le shoegaze de Vyva Melinkolya s’exprime pleinement lors de l’explosion de « NMP ». Construit comme une montée en tension conduisant à une explosion, ce long morceau est l’une des pièces maîtresses de l’album. Il s’agit presque du plus chaleureux dans ses sonorités et du plus organique, Midwife se chargeant de la batterie. De multiples effets sonores, mélanges de synthétiseurs et de distorsions de guitares, viennent enrichir le morceau. L’ancrage dans le shoegaze se fait particulièrement sentir sur « Hounds of Heaven », deuxième morceau du projet. Les guitares fuzzy et réverbérées et la batterie rythme lent et élégiaque. Le chant, assuré par Johnston, est noyé dans le mix. En bon projet de slowcore/shoegaze, sa voix est certes un instrument de chant, mais contribue aussi à la création de textures sonores. La boîte à rythme, instrument récurrent dans la scène slowcore, ajoute à l’ambiance contemplative des morceaux. 

L’album est pensé comme une réflexion sur la mortalité, et sur la « sublime horreur de la nature ». Il y a dans le « son » d’Orbweaving une sorte de beauté froide et parfois effrayante, à l’image de l’araignée tissant minutieusement un piège mortel. À de multiples reprises dans l’album, les paroles feront des allusions à cette « petitesse » et cette mortalité. Sur « Plague X », les arpèges de guitares et le rythme lent sont presque funèbres. Tout respire la mélancolie, jusqu’aux paroles : « Sing of bodies / Song of regret/ Sing of love / It’s only death », qui résonnent tristement avec le nom du morceau. Et en parlant de noms, le titre « Hounds of Heaven » est une référence directe au poème « The Hound of Heaven » de Francis Thompson, une ode dans lequel Dieu poursuit un pêcheur pour sauver son âme. Une ombre plane clairement sur cet album, et ce mysticisme religieux s’accorde bien avec l’aspect méditatif du slowcore.

Là où le projet surprend et trouve en même temps tout son sens c’est sur le morceau éponyme « Orbweaving ». Cette longue pièce musicale, sorte de symphonie drone-ambient, est celle qui se rapproche le plus d’un tissage de toile. Avec lenteur, mais minutie et beauté, les deux artistes superposent les sonorités, usent des répétitions de motifs sonores, et construisent petit à petit une spirale d’où il est difficile de sortir. L’aspect méditatif, presque religieux de la musique, renforce cette impression de perdition dans un espace trop grand. Et c’est dans ce dénuement et ce minimalisme que le projet touche à ce qu’il y a de plus profond, car « Orbweaving », avec ses synthétiseurs bourdonnants, ses mélodies ténues et son abandon du « son » shoegaze est la pièce la plus brute de l’album.

Orbweaving est un projet ambitieux, qui réunit les sensibilités de deux artistes dans un même effort. S’il s’agit indéniablement d’une réussite, il s’agit aussi et surtout d’un album très personnel, dans lequel la sensibilité de la musique est le reflet de la vulnérabilité des artistes. S’il s’inscrit totalement dans la lignée du travail réalisé par Midwife auparavant, les apports de Vyva Melinkolya viennent enrichir les sonorités slowcore, et leur donner une profondeur nouvelle, moins fataliste, mais toujours aussi élégiaque.

Article écrit par Piwi Longuevoie.

(Crédit visuel bannière : Jon McWilliams)

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