Le bilan mensuel de Gather a pris six bons mois de vacances pour revenir frais et détendu, pile à l’heure pour profiter des premiers jours de printemps. Ce mois-ci, quatre rédacteurs et rédactrices vous proposent leur chronique personnelle entre dancehall, rap du 93 et fan club d’Elise Lucet. En attendant le dossier du mois prochain, n’oubliez pas l’évènement majeur de ce mois de Mai : notre soirée HALFTIME #1 qui se déroulera ce jeudi 11 Mai au Dock B. Vous l’aurez compris, la date coïncide parfaitement avec la cérémonie des Flammes, ce qui nous permettra de n’être qu’entre vrais kiffeurs de l’underground et d’échapper à un potentiel couronnement de l’album de Dinos !

Montreuil brûle-t-il ?
« Poucave », « moukave », « vakesso », « Croix de Chavaux » : pas de doutes vous écoutez bien du rap Made In Montreuil. Générations après générations, la ville a eu son lot d’appelés : Ichon, Swift Guad, Le Club, tous ont à un moment ou à un autre connu un succès populaire certain qui ne dépassera jamais vraiment le plafond de verre de leurs niches respectives. L’année dernière, Prince Waly revenait avec Moussa, un premier album personnel et touchant. Le flow et l’esthétique du rappeur montreuillois a réussi à séduire la jeune génération d’auditeurs à pattes d’eph’ tout en se faisant comprendre par les trentenaires en Avirex. La lumière semble être allumée une énième fois sur Montreuil : l’occasion de faire un petit tour d’horizon des projets et promesses de 2023.
Avec Gibraltar sorti en Mars, le duo Triplego continue son évolution depuis Eau Max et 2020 dans une démarche sans concession. Les productions de MoMo Spazz, empruntant plus que jamais aux rythmes nord africains se mêlent avec une habileté certaine à la voix grave de Sanguee composant un décor sombre et monacal, bizarrement adéquat à ces nombreuses chansons d’amour. Si le duo représente toujours aussi bien l’avant-garde esthétique que peut être Montreuil, les membres de l’Uzine, eux, sont rentrés en 2023 comme on les attendait : tellement à l’ancienne que ça en devient futuriste. Son fast-flow dans le Grunt de Waly et le port du durag plairont peut-être moins aux auditeurs de 18 ans perfusés à la plugg mais toujours est-il que Cenza a sorti en Février Z.0, un EP alliant sa technicité habituelle à une écriture parfois proche des mantras. On retiendra le morceau « L’ami », retraçant justement son parcours jusqu’à croiser un certain Souffrance. En 2023, on a vu ce dernier marchant à l’avant des cortèges anti réforme des retraites, au concert Braves en soutien aux grévistes et surtout en featuring avec une pelletée d’autres artistes. Ses collaborations avec Oumar et L’Hexaler asseyent son rôle de rappeur boom-bap émérite quand celles avec A2H et Dj Weedim témoignent d’une volonté de diversification déjà présente sur Tour de Magie. Le son « 1er trimestre 2023 » réalisé avec Aelpeacha est la fusion utile et nécessaire de ces deux univers : « J’connais personne comme si je venais de Vesoul / lèche mes deux boules » nous dit Souff quand le A lui répond « Pour 2023 suce ma bite / aucune prédiction que des pornostiques » : on en vend encore. L’Uzine a annoncé la sortie le 19 Mai de leur album La 26ème lettre ainsi qu’un concert au Trabendo. Le projet a été teasé par un premier single « Or » où le collectif est habillé comme le Wu-Tang et un second, « Réunion », où ils rappent sur une prod mobbdeepienne, bref, vous avez à peu près compris l’idée. Côté nouvelle tête, 2023 a révélé L’Don, dont le posse cut « Maradonna sous zipette – remix » a été une belle porte d’entrée pour découvrir l’univers de l’artiste. « J’me sens comme Dennis Rodman quand il sniffait de la C sur la chatte à Madonna » nous disait le montreuillois, et visiblement, cette énergie l’a suivi jusque sur Francone Mafia, son premier EP sorti ce mois-ci.
Montreuil brule-t-il ? Oui et espérons que le feu prenne sur la France entière. Le cas échéant, on aura tout de même eu le droit à de brulants morceaux.
Par Paul.

Maureen : On Fleek
Il y a plusieurs semaines, je me suis rendue à une soirée organisée par Couvre x Chefs au Petit Bain à Paris. J’y allais notamment pour y voir jouer une productrice de UK bass que j’affectionne tout particulièrement : Ikonika. Cette dernière mixe et produit depuis la fin des années 2000, et comme de nombreux DJs non-francophones en visite ici, elle s’est amusée à blaster des sons en français. Après avoir passé un édit chatoyant de « Pookie » — on connaît le retentissement éclatant de la musique d’Aya Nakamura hors de nos frontières — elle a passé un morceau de dancehall en créole antillais que je me suis empressée de shazamer : « La base » de Maureen. Un son bilieux dont les premières notes de synthétiseur rappellent les productions de l’âge d’or de la trap française, ici réduite au strict nécessaire. Concentrée et tranchante, chaque élément y trouve sa juste résonance. Les syncopes funestes cliquettent et la voix sévère de Maureen donnent autant envie de se trémousser que d’expier tous ses péchés. C’est comme cela que j’ai découvert le travail de Maureen et plus largement le Shatta, ce sous-genre antillais du dancehall dont les premières sorties remontent au milieu des années 2010. Depuis 2019, Maureen — quasiment un demi-million d’auditeurs mensuels sur Spotify — sort des singles de façon éparse à mesure de 2-3 morceaux par an (on compte déjà 5 morceaux pour l’année 2023). Les choses se sont accélérées pour elle avec l’utilisation de son morceau « Tic » lors de la clôture du défilé Mugler en 2021, l’exposition sur TikTok mais aussi suite à ses six nominations, au début du mois de mars, à la première cérémonie des Flammes. D’abord pour ses featuring avec Lala&ce et Kalash — qu’on ne présente plus, et qui a rendu soluble le dancehall dans le rap et dans le mainstream chez 92i là où ces sonorités n’étaient pas amplement diffusées en métropole — mais aussi dans la catégorie de révélation féminine de l’année.
Le shatta antillais est un dérivé direct du dancehall jamaïcain. Sa particularité sonore, explique le producteur martiniquais Lijay qui a quelque peu défini la couleur et les codes de ce son, c’est l’amplitude des basses. Pour produire, il utilise des instruments assez classiques mais qu’il va pitcher très bas pour leur donner un côté « méchant ». Le terme « shatta » qui, en Jamaïque, signifie « gangster » est connoté un peu différemment dans les Antilles françaises précise Maureen. Est « shatta » tout ce que l’on aime, tout ce qui est extra. Elle raconte que, souvent, elle arrivait au studio en étant assez agitée mais qu’elle tentait de transformer cette émotion de fébrilité en quelque chose de plus positif. C’est quelque chose d’assez sensible dans son ton et son attitude à la fois désinvolte et malicieuse. Dans ses morceaux elle raconte de façon très directe sa vie et ses problèmes : les charos qui la soulent, l’iPhone 10 qu’elle veut demander à sa mère, les soirées entre copines … Des choses assez familières somme toute, à la différence près qu’on les entend ici en créole. Même si le créole antillais est parlé par plus d’un million de locuteurs — pour la plupart français — il reste encore trop peu entendu en métropole ; ignoré, discrédité parfois même raillé. On louera donc cette irruption d’une partie de la culture antillaise jusque dans un set de UK bass.
Par Laura.

Des roses et défunts
La sortie progressive de l’hiver est un moment de transition important dans mes écoutes. L’arrivée du printemps est pour moi l’opportunité de renouer avec mes premiers amours, et j’ai au cours des dernières semaines replongé tête la première dans le métal, ne me laissant que quelques rares moments plus paisibles accompagnés par l’excellent Gibraltar de Triplego.
Le mois d’avril s’est montré particulièrement généreux pour les amateurs de cette mal surnommée « musique de sauvage » qu’est le metal. Les pennsylvaniens de Jesus Piece ont sorti leur 2eme album, sobrement intitulé So Unknown, et illustré par le français Lazygawd. 28 minutes durant lesquelles le quintet de punk hardcore enchaîne breakdowns, riffs hérités du death metal, incursions noise et rythmiques de batteries féroces et énergiques. « Mercy don’t live here no more » hurle le chanteur Aaron Heard sur «An Offering To The Night», avant qu’un mur sonore ne s’abatte sur l’auditeur, soutenu par une section rythmique d’une précision métronomique. Dans un genre qui peine parfois à se renouveler, Jesus Piece apporte sa part d’originalité et, fort de ses influences, signe ici un projet d’excellente facture, et surtout avec une belle replay value!
Dans la même veine, Vamachara, groupe de hardcore californien, a révélé le 28 avril No Roses On My Grave, son 2eme album. Le 9 titres est un condensé de nervosité et de violence à peine retenue. Le chant en voix qui se répondent, les nombreux changements de rythmes, l’interlude sludgy «10551» qui vient procurer un instant bienvenu de respiration… No Roses On My Grave, s’il fait moins la part belle à l’innovation que So Unknown, est une déclinaison plus directe du hardcore moderne, qui vient cimenter la place de Vamachara dans cette scène. Mention toute particulière à «Atone», antépénultième morceau de l’album, dont le riff principal du refrain est un hommage peu dissimulé au metalcore mélodique des années 90.
Pour terminer cet état des lieux d’avril, la semaine du 4/20 a été le théâtre d’une sortie que j’attendais particulièrement : The Clandestine Gate, du groupe de doom metal de Seattle Bell Witch. Le duo est de retour avec un album composé d’un seul morceau… d’1h23. Premier né d’une trilogie à venir, The Clandestine Gate est un album mélancolique, élégiaque, qui s’ouvre avec un orgue avant de plonger l’auditeur dans des riffs colossaux et sombres, de chants monastiques et de lignes de basses distordues. Alors certes, 1h23, c’est long. Mais, dans une époque où l’on demande rarement à l’auditeur de faire un effort dans sa consommation de la musique, The Clandestine Gate est un album qui requiert une écoute attentive et complète, tant nombres de subtilités se cachent dans ces 83 minutes !
Par Piwi Longuevoie.

Pas HPI ici, pas de doute
Il y a quelques jours afin d’échapper à l’échéance de ce bilan j’ai regardé l’émission Tous HPI ? avec cette fidèle Elise qui peinait à cacher son désintérêt voire animosité pour le sujet. 20 longues minutes à se demander comment faire société avec des gens qui ne laissent pas leurs enfants viber avant qu’ils découvrent la ritaline. Je ne vais quand même pas me laisser bully par un gamin de 14 ans qui n’a jamais entendu parler de 03Greedo sous prétexte qu’il a sauté 5 classes. Mais maintenant qu’il faut l’écrire, mon choix d’album du mois me saute aux yeux comme quelque chose de tout aussi énervant par son acharnement à exceller. Avalon Emerson brillait jusque là comme une DJ plutôt orientée techno, nerd notable puisqu’initialement software developer et auteur d’un DJ Kicks en 2020 assez remarquable, entre maitrise de club anthems, leftfield pop et armes de guerre purement techno. Bref c’était déjà un palmarès relativement diversifié et réussi, impressionnant même, mais comme si tout cela ne suffisait pas, elle revient avec & the charm un album de pop voire dream pop et je vous le donne en mille, c’est excellent. & the charm voit s’ajouter à cet exercice de tout réussir sa femme Hunter Lombard et son ami Keivon Hobeheidar pour 9 titres qui se déroulent de façon délicate, raffinée et parfaitement réussie entre sa nouvelle entité pop et ses fondations purement clubesques. Le titre Dreamliner est sans doute le plus représentatif, s’éloignant des 3min classiques de la pop pour s’étendre dans cette évolution sans refrain si propre aux musiques électroniques sur plus de 5 minutes en apesanteur. Karaoke Song est son pendant purement pop, reprenant les codes prévus à cet effet, elle magnifie l’exercice avec une facilité déconcertante. Celle qui avait déclaré ne pas vraiment être une chanteuse, comme tout ce qu’elle touche, finit finalement sans effort apparent par faire un meilleur album que toute celles et ceux qui proclament l’être. Il y a cet équilibre quasiment parfait entre la légèreté et l’accessibilité et la pop, cette nostalgie universelle et celle qui vous gagne dans un club vide à l’aube.
L’autre album qui m’a accompagné ce mois-ci est celui de Dijit, producteur égyptien basé au Caire, Hashem L Kelesh de son vrai nom, qui a sorti au milieu du mois The Room. Si le trip hop est sans doute le genre le plus proche pour décrire sa musique, de nombreuses expérimentations viennent l’enrichir. En 2020 il sortait Hyperattention – Selected Dijital Works Vol 1 avec de nombreux invités qui venaient mettre en forme les milliers d’idées qui semblent occuper ses journées. The Room est sans doute plus accessible avec des petites pépites comme Jinn ou Dream of a Bee qui se passe de paroles quand Hasheeh sort de cette idylle pour réveler des basses surpuissantes. Dijit est un artiste dont les performances sont aussi visuelles, cet album n’est que sonore mais il transporte avec lui une pléiade d’images qui en font un voyage intense et fascinant.
Par Lucille .
(Crédit bannière : Aelpéacha et Souffrance dans « 1er trimestre 2023 » / Réalisateur : Rewayze)