LA RÊVERIE D’A$AP ANT

Dans les quartiers de Baltimore, toxicos et mères de famille, parfois les deux en même temps, cohabitent sous la grisaille. Les enfants slaloment entre des corps figés, parfois tellement défoncés que la gravité ne fait plus effet sur ces statues de chair. Dès leur plus jeune âge, beaucoup se retrouvent malgré eux à revendre la dope aux riches bourgeois blancs du centre ville ou aux habitants du coin. Quelques uns le font pour remplir les frigos, d’autres pour colmater le vide abyssal creusé par l’ennui et certains pour s’auto-approvisionner. Au carrefour des immeubles, le fourmillement de la vie côtoie quasi quotidiennement celui de la mort, que ce soit par la lente agonie de la drogue ou le trépas soudain des balles. Les années passent et nombreux sont les destins qui continuent de se briser contre les briques mornes de la ville.

À la fin des années 2000, au sein de tout ce capharnaüm, DJ Nick et Adam Kirkman tentent par tous les moyens de s’extraire de leur quotidien maussade. Le premier fait de la musique et l’autre lance sa marque à 14 ans déjà. Ils se motivent tant bien que mal en s’assommant avec le mantra des jeunes débrouillards de la ville : Crabs in a Bucket, que l’on pourrait traduire par « Si je ne peux pas, vous non plus ! ». Les deux se rendent rapidement compte qu’il faudra vite se barrer de Baltimore s’ils veulent se faire un nom. DJ Nick installe alors MySpace, où il publie des vidéos de ses sons et des photos des tenues de son pote. À quelques trois heures de route d’ici, un certain A$ap Yams tombe grâce à la magie de l’algorithme sur la page de Nick et décide de lui envoyer un message. Après des semaines à échanger et à sympathiser sur les réseaux sociaux, les deux adolescents prennent la route en direction de New York, un disque dur rempli de démos et quelques échantillons de vêtements dans leurs bagages. C’est à l’occasion de cette excursion qu’Adam et Dj Nick rencontrent le reste du Mob dans une House party de Soho. La bande se retrouve sur les toits de New York dans une soirée de printemps parfumée et particulièrement étouffante. À mesure que les verres se vident et que les joints se consument, Adam fait petit à petit partie intégrante de la bande new yorkaise, désormais sous le nom de A$ap Ant (ou YG Addie).

Il n’a alors que 17 ans, toujours pas le bac, mais déjà A$ap Rocky utilise du Marino Infantry (la marque d’A$ap Ant) dans le clip de « Peso« . Les chiffres de ventes gonflent mais cela ne suffit pas au natif de Baltimore qui veut lui aussi faire carrière dans la musique. L’absence de grande figure Hip-Hop dans sa ville l’oblige à regarder ce qui se fait plus loin. Enfoncé dans son canapé, il scrute avec minutie les freestyle de Dipset et compile les visionnages des clips des Hot Boys et de UGK, qui lui inspirent sa façon de s’habiller et de rapper de manière saccadée. Bref, autant de temps passé sur Internet avant de se jeter dans le grand bain avec la première mixtape du A$ap Mob : Lord$ Never Worry. Mais Rocky brille tellement par son aisance insolente, Ferg impressionne tant par sa braille ultra agressive, que les autres membres sont cachés par leur ombre colossale. 

On y retrouve un A$ap Ant fraîchement extrait des longues rues rectilignes de Baltimore, et déjà les tracés de son canevas se dessinent. Il n’est sans doute pas le meilleur rappeur de la bande, voire le pire pour certains auditeurs, et sa plume n’est certainement pas la plus aiguisée, mais il incarne la jeunesse désemparée d’une ville où rêver est peu permis. Il raconte comment on synthétise la coke dans des casseroles posées sur des fourneaux brûlants, qu’il fume une quantité indécente de weed, qu’il a les meilleures tenues et que les filles en raffolent. Sur « The Way It Go » et ses envolées de violons ondoyant entrecoupées par un sample de la Three 6 Mafia, le laid back brumeux de A$ap Ant habille subtilement la production. sa manière de rapper est gorgée d’une joie candide, les phrases sont insouciantes et la gestuelle hasardeuse à force d’absorber la bouteille de cognac qu’il serre dans sa main. Il transgresse la perfection presque académique de Rocky, de Ferg ou de Twelvyy, rien de plus exaltant en soit.

C’est en martelant le fer dans l’ombre de ses maîtres sans trop broncher, que l’apprenti, scrupuleux, finit par façonner la lame la plus affutée. S’il est bercé par les légendes new yorkaises, c’est les mélodies auto-tunées du sud et particulièrement de Houston qui nourrissent sa musique. Avec les fredonnements et couplets alanguis à la Pimp C, sa musique prend des airs de bande-son d’une vidéo de skate tournée à la VHS et d’hymne pour les stoners. Le logo de Marino Infantry reprend d’ailleurs le sigle du label de Master P, sauf qu’à la place d’un tank hostile, ce sont deux planches de skates incrustées de pierres précieuses qui se trouvent au milieu. L’austérité de sa ville d’enfance n’est donc pas forcément palpable à l’oreille et se noie dans des frasques égocentriques et matérialistes. Il s’exalte sur ses tenues de designer, ses bolides satinés, son régime composé d’agneau ou de crabes, et les drogues qu’il éponge jusqu’à la volupté. Une manière de réinventer le swag rap à coups de basses bondissantes, de mélodies rayonnantes et de lyrics qui respirent une candeur préservée.

Longtemps mis sur le banc de touche, peu de fans du Mob de la première heure auraient pu prédire que Ant serait le plus actif et qualitatif de la bande dix ans plus tard. Celui qui commençait comme pièce rapportée, apprécié sur un featuring mais négligé en solo, a réussi après des années à perfectionner sa science et à renverser la vapeur. Sur la série des Lil Black Jean Jacket et le tout récent Postlude, YG Addie chasse l’amertume de Baltimore pour retrouver la fièvre d’une balade sous une chape de plomb sur la côte ouest. Ant accouche d’un monde ultra bariolé, que ce soit dans les clips aux effets 3D psychédéliques et bigarrés ou les productions de Lord Fubu et Sparkheem aux basses aqueuses et aux synthétiseurs éthérés. Seule sa voix rauque et les références médicamenteuses rappellent un peu d’où il vient.

L’éloquent « Purple Haze » en collaboration avec Baby Smoove montre parfaitement la double face de sa musique. Les synthétiseurs suaves et les cuivres fiévreux se confrontent à la voix rêche de Ant et aux flow léthargique de son collègue de Détroit. Le couplet de Baby Smoove sonne comme une voix angélique arrachée du profond sommeil dans lequel il se trouve quand il enregistre. L’absence de kick sur le morceau donne l’impression de rebrousser chemin à quelques mètres du point culminant. La pression constante de l’attente du drop ne parvient jamais à faire céder le flow paresseux des deux rappeurs. De la même manière que l’originel « Purple Haze » de Jimi Hendrix, où les sens sont altérés par des petites capsules de LSD violacées, la combinaison entre Ant et Smoove n’est qu’une longue expérience extra-corporelle. Sur des morceaux comme « Dreamcast », « Ichiro » ou « Beyond the Glory », la frontière poreuse entre la réalité et la rêverie est accentuée par les songeries d’un YG Addie somnolent qui planifie tantôt d’aller sur la lune, tantôt de quitter l’atmosphère. Tout laisse penser qu’il cherche à s’évader d’une existence trop sérieuse, en quête d’ataraxie. Cloisonné dans une sphère spirituelle saine, il a substitué le gout amer de frustration, qui dictait sa carrière à ses débuts, pour celui de la satisfaction.

Article écrit par Victor.

(Visuel bannière : photo @ily2chino)

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