Quelle époque vit-on mes amis, quelle époque. Nous sommes témoins en France de la plus massive contestation sociale depuis près de 30 ans. Peu d’entre ceux qui liront ces lignes étaient en âge – voire même nés – pour assister aux grèves de 1995 contre… la réforme des retraites du plan Juppé. Pendant un mois, le pays avait été paralysé, provoquant l’ire des bons citoyens, mais aussi le recul du gouvernement quant à cette retraite. On n’avait pas vu telle mobilisation populaire depuis Mai 68. Depuis 1995, peu de choses ont changé ; certaines se sont améliorées, tandis que beaucoup d’autres se sont aggravées. Parmi ces dernières, les conditions de vie des habitants du pays, oppressés par une sortie de deux années de COVID menant à une inflation galopante, un contexte géopolitique inquiétant, un durcissement de la politique macroniste, et, à nouveau, une réforme des retraites tout simplement insultante, dangereuse, et surtout, loin d’être nécessaire. Alors forcément, trop finit par être vraiment trop, et on finit par faire la seule chose qui nous permette d’être entendus : sortir dans la rue, manifester, bloquer, casser. Parce que l’épisode précédent, les Gilets Jaunes, particulièrement violent et qui traduisait déjà un ras-le-bol aigu, avait déjà fait frémir les hautes sphères il y a 3 ans, qui avaient dû prendre des mesures drastiques en matière de maintien de l’ordre, notamment le recours massif au LBD. Parce qu’on ne se réinvente pas, et parce qu’il faut croire qu’il n’y a que par la violence qu’on réussira à faire craquer un appareil étatique qui n’a cure d’écouter les individus qu’il est censé administrer au mieux. Parfois, je dis bien parfois, recourir à la tradition peut être la solution. Et l’histoire de cette tradition, nous la connaissons tous, surtout les nouvelles générations.
En ces temps décisifs, tout le monde semble se mobiliser: des cheminots aux employés des raffineries, en passant par les confédérations paysannes, jusqu’aux étudiants, aux éboueurs, aux enseignants. Difficile ici de réprimer un léger sentiment « patriotique » : ce que l’on voit maintenant, tous ceux que l’on voit dans les rues, battre le pavé, s’élever contre le gouvernement, ce sont eux la France. Mais ce sont aussi ceux qui pour des raisons ou d’autres voudraient faire grève, voudraient se mobiliser, mais ne le peuvent pas, tous ceux qui fulminent de rage mais ne peuvent qu’assister aux manifestations depuis les tribunes. Ainsi, tout le monde, pourrait-on dire, se bouge. Malgré un traitement médiatique injuste, insuffisant, insultant, l’opinion publique semble arrêtée sur le sujet. Et ce n’est pas ce misérable Bernard de la Villardière, se disant désespéré que les gens pleurnichent parce qu’on (il a l’audace de s’inclure dedans cet enculé) va travailler deux ans de plus, qui va renverser la conviction des gens. 80% des français sont contre la réforme, envers et contre tout le reste aussi, espérons-le. Bien que ce puisse être vain, bien que nous ayons tout autre chose à penser, prenons quelques instants pour se poser une question : quelles voix portant loin n’a-t-on pas entendu, et aurait-il pu être bénéfique d’en percevoir les décibels? Par exemple, que se passe-t-il du côté du monde des arts?
Le 24 mars, l’actrice Adèle Haenel, le philosophe et économiste Frédéric Lordon, et le rappeur Médine se sont rendus à Gonfreville soutenir les grévistes de la raffinerie Total Normandie. Ici, aucune surprise tant tous 3 sont connus pour leurs prises de position. Médine semble toujours provoquer l’ire de bien des olibrius à l’extrême droite, et c’est tant mieux, qu’ils continuent d’écumer. Il a réitéré son soutien lors d’un tout récent concert d’ailleurs. Haenel est l’une des rares actrices françaises à se bouger pour les bonnes causes. Lordon, pour finir, est un virulent critique du capitalisme néolibéral, et ce serait un comble si un intellectuel communiste voire marxiste n’allait pas rejoindre ses camarades sur le piquet de grève.
Une tribune publiée dans Libération et signée par 300 figures du monde culturel français, parmi lesquelles Bérénice Bejo, Philippe Katerine, Cédric Klapisch, Audrey Fleurot, Jonathan Cohen, Jean-Pierre Darroussin, et bien d’autres, se positionnait contre la réforme et en demandait le retrait immédiat. Le texte évoquait notamment l’impact particulièrement dur de la réforme envers les femmes, dénonçait le silence du ministère de la culture sur le sujet (rien d’étonnant à cela mais passons), avait l’honnêteté d’admettre que la majorité des signataires ne serait pas impactée par la réforme mais que ce n’était pas une raison pour se taire, et enfin en plaçait une pour le réchauffement climatique.
De l’autre côté de la barrière, on a ce vieux faquin de Pierre Perret, qui s’érige en défenseur du « vrai Paris », reniant par là même ses engagements d’autrefois envers le PS et les écologistes, pour s’en prendre à la déchéance que subit la ville lumière dernièrement. Si l’on peut tous s’accorder sur l’atrocité du système des transports en commun de Paris, on peut également convenir que venir couiner à propos de son saccage à ce moment précis est loin d’être une radieuse idée. L’interprète de – vous croyez vraiment que je connais une seule chanson de Pierre Perret? – je ne sais quelles comptines goguenardes d’un temps lointain se retrouve désormais à défendre le Paris bourgeois, le Paris de carte postale, sans même se rendre compte de l’outrage que symbolise une telle position vis-à-vis des mobilisés.
Ce qui nous amène au domaine qui nous intéresse le plus, les musiciens. On a vu SCH rester fidèle à ses très nombreuses mesures référençant les difficultés de vie des prolétaires et des SMICards, renouveler son soutien aux contestations. On se souvient forcément du titre « Himalaya », qu’il ouvrait avec l’assourdissant « mon père vous a donné sa santé, j’suis là pour l’addition, j’ai ses 40 ans d’charbon dans l’âme, on sourit ou on pleure des larmes d’enterrement » et le reste. Il a d’ailleurs été cité par le député LFI François Piquemal à l’Assemblée au cours d’une prise de parole sur la réforme, avec son homologue marseillais Jul (à qui il arrive aussi souvent de semer ici et là des lignes sans équivoque sur sa position vis-à-vis du prolétariat), en février dernier. Tout récemment, le collectif La Familiale a, en un temps record, réussi à réunir une cinquantaine de rappeurs pour un concert évènement intitulé « Braves! » dont l’intégralité des profits sera reversée aux caisses de grèves. Il s’est tenu au Dock B ce dimanche 9 avril. Il affichait depuis le jeudi 6 avril complet. Sur le line-up intergénérationnel figuraient des noms connus, d’autres moins – chose essentielle que de fédérer – Médine, Sniper, Sako des Chiens de Paille, forcément, mais aussi Souffrance, Hatik, 26 Keus, Carson, Double Zulu… Une initiative que l’on ne peut que saluer. Enfin, le magazine Mosaïque a sorti le vendredi 7 avril un article au cours duquel 9 rappeurs et rappeuses prennent la parole au sujet de cette réforme des retraites, dont le susmentionné Sako, et Sam’s. Pour ce qui est de nos rappeurs français, au niveau évènementiel/médiatique, on en est à peu près là pour le mouvement actuel. De mémoire d’homme, le dernier vrai retentissement politique provoqué par le rap français suite à un morceau remonte à Fuck le 17 de 13 Block, qui n’avait évidemment pas manqué d’émouvoir la ménagère et les cols blancs de l’état, et choquer les concernés. C’était bien ça, il faudrait le faire plus souvent.
Vous me demanderez peut-être, oui mais au final qu’en a-t-on à faire que des musiciens prennent parti contre la réforme ? Pas grand-chose en soi en effet. Il se trouve simplement qu’en tant que camés de musique que nous sommes, on est en droit de se poser des questions, on ne peut même que remarquer les silences comme les prises de paroles. Certains diront « ce n’est pas leur rôle » : assurément. D’autres oseront peut-être « de toute manière ça changerait quoi? ». La question mérite d’être posée, et surtout d’être réfléchie sérieusement. À l’inverse des personnages politiques, nous ne sommes effectivement pas en droit d’exiger des artistes des prises de position sur des sujets publics tels que ceux dont il est présentement question, tout autant que ce ne sont pas forcément eux qui sont les mieux placés ou les plus susceptibles d’offrir une perspective plus intéressante que les autres. Pourtant, depuis près de 150 ans, les arts modernes ont été très perméables aux divers contextes socio-politiques et on a toujours constaté une indubitable porosité. Pour ne reprendre que l’exemple le plus évident (pardonnez la facilité), Emile Zola écrivit son fameux réquisitoire au lendemain de l’acquittement du véritable coupable de l’affaire Dreyfus, Walsin Esterhazy, en 1898, en l’adressant au président de la République lui-même, à l’époque Félix Faure. Cette lettre ouverte provoqua un soulèvement intellectuel aussi bien que populaire jusqu’alors inédit dans le pays pour une telle affaire, et fit figure de tournant dans le scandale, qui allait cependant mettre encore quelques années avant d’être finalement résolu avec « justice ». Zola, profondément indigné par le jugement frauduleux de quelqu’un qu’il savait innocent, et le dédouanement du vrai félon, avait su instrumentaliser le prestige dont il jouissait à ce moment : il était le plus grand écrivain français vivant, sa renommée était mondiale. Les conséquences de cette prise de position, les procès à son encontre, il y fit face – et ce malgré le courroux insensé des anti-dreyfusards – fut condamné, et dut s’exiler à Londres pour échapper à sa peine pendant quelques mois. Ainsi devint-il l’un des symboles de l’affaire, et ce évidemment malgré lui, mais il contribua sans nul doute à la résolution finale.
Un artiste, peu importe son domaine, va disposer d’une force de frappe publique proportionnelle à sa popularité. Chacun a une sphère d’influence qui lui est propre en somme. De plus, certaines formes d’art vont transcender les différences d’opinion, les orientations politiques, pour fédérer d’un côté comme de l’autre, pour le meilleur et pour le pire, leur fournissant par là une portée plus étendue. Aussi n’est-il pas totalement inepte de se poser la question de leur prise de parole dans des périodes de marasme socioéconomique comme celle que nous vivons. Par ailleurs, selon le prestige de l’individu en question, il va souvent constituer une voix qui, telle celle d’un seigneur, sera plus « notable », que celle d’un des gueux qui ont l’outrecuidance de venir souiller les rues, se heurter aux milices du roi, et déranger la quiétude servile des bons citoyens. Ceci étant dit, force est de constater que pour des personnalités à haut profil, toutes les causes ne se valent pas. Le racisme, la fin dans le monde, sont des chevaux de bataille qui ont été enfourchés maintes fois déjà, et c’est évidemment une bonne chose, il n’est pas question d’en débattre. We Are the World, Les Enfoirés, etc. En revanche pour ce qui relève des enjeux liés aux conditions de travail du prolétariat, aux autres inégalités sociales au sein du pays, on entend tout de suite un peu moins de monde, sur disque comme dans les médias. Il faut croire qu’il est plus simple de lutter pour des causes mondiales, que pour des causes internes au pays dont il est question. Il faut aussi croire qu’il est plus facile de tenter de boucher une fuite d’eau, que de tenter d’en réparer la source, qu’il est plus facile de guerroyer face à des ombres, que de s’en prendre à des personnes particulières. Plutôt les moulins à vent que les géants.
En 1988, Spike Lee formule une requête au groupe Public Enemy : que Chuck D, Flavor Flav, et le Bomb Squad composent la theme song de son prochain film, Do the Right Thing. Public Enemy venait tout juste de sortir l’incendiaire, révolutionnaire It Takes a Nation of Millions to Hold Us Back. Lee avait besoin d’un leitmotiv rageur, abrasif, et provoquant, pour un film qui allait traiter de violences raciales dans le quartier de Brooklyn. Chuck D se rappelait toujours du Fight the Power des Isley Brothers, sorti en 1975, qui enjoignait déjà à s’élever contre l’autorité. Il reprit l’idée de base, en y injectant l’urgence de son époque, et la radicalité qui le et la caractérisait. C’était une simple mise à jour, au demeurant crucialement nécessaire. En effet, le combat contre le pouvoir est immémorial, le concept même semblant presque immortel, sa nécessité toujours vitale. Pourtant, à force de coups répétés, même le léviathan finira par choir. Fight the Power devint forcément un hymne pour des millions de jeunes, dont beaucoup d’afro-américains, à travers le pays, de par le timing de sa sortie, qui coïncidait avec les derniers ravages en date de l’épidémie de crack, la pandémie du SIDA, et l’impact des politiques de Reagan et Bush sur les communautés pauvres des banlieues.
Le 30 mars 2016, Nipsey Hussle et YG sortent FDT, Fuck Donald Trump, pour protester contre ce qui n’était encore à l’époque qu’un candidat à l’élection présidentielle américaine. Dans leurs textes, ils soulignent le danger que le pays courrait à l’élire, son racisme éhonté, son projet de bâtir un mur entre les Etats-Unis et le Mexique, et plus généralement son antipathie totale vis-à-vis des latino-américains. Le morceau a connu un retentissement énorme au sein du pays ; la LAPD n’a pas pu s’empêcher de faire obstacle au shooting du clip au croisement de Crenshaw et de la 71st Street en avril 2016 ; certaines lignes jugées controversées ont été censurées sur le pressing physique de l’album sur lequel se trouvait le morceau, l’excellent Still Brazy. FDT rejoignit la liste des protest songs du rap américain, aux côtés d’Alright de Kendrick Lamar, qui avait été le cri de ralliement des manifestations Black Lives Matter en 2015, et allait continuer de l’être les années qui suivraient. Si FDT ou Alright n’ont pas empêché Donald Trump d’être élu président des Etats-Unis en 2017, ces deux morceaux auront permis de fédérer, de consolider, et de raffermir les convictions des personnes impliquées dans les mobilisations sociales. Mieux encore, elle leur a rappelé qu’elles n’étaient pas seules dans leur indignation, et que des figures publiques telles que certains rappeurs ressentaient la même chose qu’eux, en somme qu’il y avait une vraie solidarité. Ne pas remporter la victoire ne signifie pas pour autant essuyer une défaite, si les structures mobilisées se retrouvent renforcées dans le processus. Un objet artistique, lorsque contextualisé dans une situation de contestation sociale, sert avant tout à faciliter la coalescence des individus.
Si ces deux exemples sont si éloignés, ils sont pourtant étroitement liés, et recouvrent pour ainsi dire tout ce qu’on peut attendre d’un artiste, et d’un objet artistique, en des temps difficile comme ceux que nous vivons. La désignation « rap conscient » est, comme on le sait, très bâtarde, fourre-tout, et surtout, assez déplacée. Sans rentrer à nouveau dans les détails, contentons-nous d’observer qu’en réalité, une grande partie du rap touche, de près ou de loin, directement ou indirectement, à des faits de société et des phénomènes bien tangibles traduisant les mécanismes de l’environnement de l’artiste. C’est dans l’ADN du genre. Il ne s’agit pas pour autant de dire que le rap est fondé sur le commentaire social, c’est un débat devenu stérile et dont il n’est pas question ici. C’est en tout cas une des formes d’expression artistique la plus favorable à ce genre de thème. Et de fait, bon nombre de rappeurs, outre-atlantique comme en France, ont utilisé le médium pour exprimer leur ressenti. Il existe une véritable tradition dans le rap français à ce titre. Ici, contentons-nous de simples rappels, suffisamment a déjà été écrit sur le sujet. En tête de proue, deux entités iconiques : le groupe marseillais IAM ; le groupe parisien Suprême NTM. Au-delà de ça, on dénombre bien des rappeurs qui privilégient ou privilégiaient les thèmes sociopolitiques dans leurs textes : MInistère AMER, Diam’s, Kery James, Keny Arkana, MC Solaar, La Rumeur, Despo Rutti, Alpha 5.20, Casey, Youssoupha, Sniper, etc. Ils ont pris les patins d’artistes tels que Boris Vian, Brassens, Brel, Léo Ferré, Renaud, Balavoine, Aznavour… dans les années 90 et 2000, des figures qui par le passé ont tous à un moment donné au moins pris le micro pour dénoncer certaines choses. Il nous faut aussi rappeler les fameuses 11’30 contre les lois racistes de 1997, réunissant notamment Akhénaton, Fabe, Assassin, Nakk, le Ministère AMER… morceau qui s’en prenait aux lois Debrés qui venaient agrémenter les lois Pasqua, pour encore durcir les conditions de séjours des immigrés dans le pays.
Parmi ces groupes, petite parenthèse pour développer le cas de la Rumeur, dont Hamé a eu des démêlés aberrants avec la justice au début du millénaire, non pas à cause d’un morceau, mais d’un article intitulé « L’insécurité sous la plume d’un barbare ». Le papier s’en prenait à l’appareil policier, mettant un point d’honneur à renverser l’état de fait selon lequel les jeunes de quartier seraient les vecteurs de l’insécurité, pour au contraire indiquer qu’ils en étaient les victimes, et que les assassins – les policiers donc – ne seraient jamais inquiétés par de quelconques enquêtes. Ici on se souvient de la toute récente vidéo de la directrice de l’IGPN, secouant les épaules avec un petit sourire carnassier, lorsqu’un journaliste la mit devant le constat que sur les 375 enquêtes ouvertes depuis les Gilets Jaunes, seules deux avaient résulté en des condamnations : « c’est toujours mieux que rien » ! Suite à la publication de l’article dans le fanzine accompagnant l’album L’ombre sur la mesure, nul autre que Nicolas Sarkozy, un des magouilleurs notoires les plus pervers du début du millénaire, s’était empressé de déposer plainte pour « diffamation, atteinte à l’honneur et la considération de la police nationale ». Il faudra pas moins de cinq procès et huit ans de procédure pour que la Cour de cassation donne raison à Hamé et que ses propos ne soient pas qualifiés de diffamatoires. Cela en dit long sur l’hypocrisie ambiante et l’impunité qui règnent dans l’appareil étatique au sujet de ces violences, qui sont une réalité toujours plus tangible, à l’aune des débordements et abus de la BRAV-M et des forces de l’ordre de manière plus générale, comme à Sainte-Soline, en marge des manifestations. En parlant de Sarkozy, il ne s’en est pas pris qu’à La Rumeur: le groupe Sniper a aussi fait les frais de son « indignation » en 2003. Le ministre avait porté plainte contre le groupe suite à son morceau « Brûle« , dont il jugeait le texte « raciste et antisémite ». Je vous assure que si on pouvait mourir de honte, il y aurait des hécatombes dans la politique française.
Si les années 90 et 2000 furent amplement alimentées de rap commentant sur les phénomènes sociopolitiques se produisant dans le pays, on a constaté un très net recul de cet élan, que l’on se comprenne, à l’aube de la décennie 2010, tendance qui va en s’affirmant avec le temps d’ailleurs. Pour être clair, nous parlons ici du mainstream. Dans les sphères underground, évidemment, et heureusement, on compte encore bon nombre d’artistes qui ne se privent pas de jeter leurs pavés dans la mare. Alors concrètement, pourquoi une déperdition, pourquoi un tel silence, pourquoi si peu de considération pour l’actualité dans les textes des rappeurs francophones les plus en vue? Pourtant, l’accessibilité à l’information a été considérablement accrue par la démocratisation des smartphones, l’avènement des réseaux sociaux, et l’émergence de médias alternatifs. Convenons d’entrée de jeu qu’il serait bien naïf de penser que la réduction du traitement de l’actualité dans les textes des rappeurs ne coïncide pas avec l’explosion en popularité du genre. Sans doute, certains, soucieux de ne pas se priver d’une partie de leur auditoire potentiel, ont décidé de bien se garder d’aborder des sujets épineux, jugés potentiellement polémiques. Par ailleurs, le genre s’est densément diversifié, a fini par attirer des individus d’horizons beaucoup plus variés, aux sensibilités et aux thématiques différentes. Mais ce serait également naïf de n’imputer le phénomène qu’à cela. Face à un gouvernement et une politique graduellement toujours plus éloignés du peuple, lui ressemblant toujours si peu, il est naturel que certains finissent par déconsidérer totalement cette sphère de l’espace public, se dépolitisant partiellement voire totalement dans le processus. En effet, il est parfois difficile de continuer à se sentir concernés par un état qui n’a de cesse d’outrager sa population, de poursuivre un simulacre de démocratie auquel seuls les plus aliénés et les zélotes croient encore, qui ne fait que se durcir et ressembler au bord qu’elle décrie le plus. Difficile également, il faut bien l’avouer, de continuer à croire dans une France qui vote si massivement à l’extrême droite, qui laisse fleurir des ordures comme Zemmour et consorts. Quoique ce dernier a eu l’air d’obtenir le suffrage de Booba, ce bien pathétique exilé qui ne survit désormais que grâce à ses frasques sur les réseaux sociaux. Hier c’est loin.
Mais encore ? Au cours de l’institutionnalisation du rap en France, les labels déjà existants se sont tournés vers ses représentants pour les courtiser et les signer, tandis qu’une multitude d’autres labels se sont au fur et à mesure montés pour soutenir l’entité à la croissance exponentielle. Mais un label, comme toute entreprise – que l’on me pardonne ici d’en parler sous un tel prisme, je ne suis pourtant pas un assisté d’école de commerce – doit prendre soin de sa réputation, or il semble désormais évident qu’un artiste aux textes « « engagés » » aura moins de facilité à générer du profit pour sa structure, ou même pour son propre compte d’ailleurs. C’est en tout cas une hypothèse à considérer. Enfin, on pourra tous convenir que, bon gré mal gré, ce serait se voiler la face que de nier que l’accélération capitaliste que le rap occidental a dans son ensemble subi à l’aube des 2010 a changé beaucoup de choses, en ce qui concerne le mainstream notamment. De plus, la place prépondérante qu’ont pris la trap, puis la drill, dans les charts, les playlists et les soirées, courants dont les textes ne se préoccupent généralement que peu du monde extérieur et qui s’inscrivent dans les microcosmes dans lesquels les artistes évoluent (ce qui du coup ne les empêchent pas d’être anxiogènes et angoissants) est également un facteur important. De la déréliction à l’isolation.
Au-delà de ça, on peut aisément avancer que les rappeurs sont devenus frileux, anxieux de dire le mot de travers, préférant la jouer safe plutôt que prendre des risques à s’exposer. Auraient-ils peur de finir par être arrêtés comme Hamé cité plus haut, ou encore cette grand-mère qui a osé qualifier Macron d’ordure ? Bien sûr, il y a s’exposer et s’exposer. Lorsque l’on sait que notre indignation, notre ressenti est légitime, on ne ressent aucun doute quant au fait de l’exprimer. Mais toujours il y a des exceptions. Le dernier en date à l’avoir fait, Freeze Corleone, aura fait jaser jusqu’à l’Assemblée Nationale. Il est triste d’ailleurs, cet exemple, car le rappeur du 667 a fait réagir pour toutes les mauvaises raisons, en premier lieu l’antisémitisme latent de ses textes. Et s’il semble que ce phénomène connaisse un regain dans les sphères d’extrême droite, tout comme le complotisme reste à ce jour en essor, il est vraiment honteux qu’un artiste tente de capitaliser dessus. Mais après tout, que faut-il encore attendre d’un genre qui connaisse une telle dérive, qu’il n’élève pas la voix tandis qu’un rappeur d’extrême droite, nationaliste, dont le nom sera tu ici pour des raisons évidentes, publie clip sur clip et tente d’effectuer des concerts dans certaines villes de France ? Plus confondant encore, ce sont les propriétaires desdits lieux de concerts qui finissent par s’insurger contre l’énergumène, lui interdisant de se produire chez eux et court-circuitant ainsi la propagation du virus qu’il colporte.
Mais figurez-vous mes bonnes gens, qu’en vérité le rap à consonance politique n’est point mort! Et non, car on a d’illustres plumes telles qu’Orelsan et Bigflo et Oli pour véhiculer des idées fortes et bien tranchées! L’année dernière, les deux frères sortaient « Sacré Bordel », morceau se voulant nuancé, essayant d’illustrer les diverses ruptures et complexités des rapports des gens envers le pays, blablabla. On a eu des Fred de Sky qui sont intervenus pour faire l’éloge du doute, tout en dénonçant les travers qu’ont apparemment le fait d’être toujours trop catégorique. Les médias de droite se sont évidemment engouffrés dans la brèche pour porter aux nues une prise de position si mature, si marginale par rapport aux manies que peuvent avoir les « jeunes de Twitter » d’exiger que l’on choisisse son camp. On croit rêver. Comme si, à l’heure actuelle, il y avait de quoi douter, comme si les informations à notre disposition, et les évènements qui se produisaient constamment pouvaient faire que notre coeur balance. C’est à hurler de rire. Mais après tout, un tel morceau est évidemment bien plus facilement marketable que quelque chose de radical. Quel vilain mot que ce dernier! Enfin, le problème reste que les considérations économiques des artistes mainstream nuisent toujours et encore trop à leur processus créatif, mais à cela, rien de bien neuf.
Quant au caennais Orelsan, il a engendré un fort engouement avec son dernier album, intitulé nul autre que Civilisation, sur l’artwork duquel est déployé un drapeau dont les diverses couleurs renvoient à des concepts chers à l’artiste. A titre personnel je reste assez dubitatif sur cette démarche, il y a comme quelque chose qui me dérange dans le combo. Il a livré un disque très #societer comme toujours, dont l’un des points d’orgue a été L’odeur de l’essence, qui s’il avait le mérite de souligner certains phénomènes qui méritent de l’être, ne pouvait en outre par s’empêcher de virer du brûlot au réquisitoire de comptoir. Il faut de plus signaler que le président lui-même a validé le morceau, trouvant qu’Orelsan « dépeint la société comme un sociologue ». Malaise dans la salle. Loin de moi l’idée d’être trop négatif, mais si le président valide votre morceau, c’est que vous ne vous y prenez pas correctement.
Mais serait-ce uniquement la faute des rappeurs eux-mêmes ? Qu’on se garde bien de leur faire porter toute la charge du silence. Les auditeurs aussi, ont leur part de responsabilité. Les possibilités de pression que les fanbases ont fini par acquérir sur les artistes a changé la donne. Les réseaux sociaux permettent aux fans d’exprimer si vivement et rapidement leur mécontentement, que les artistes peuvent vite se rendre compte si tel ou tel propos déplaît à leur audience. Cela ne poserait pas de problème si le public rap n’était pas infesté depuis quelques années d’auditeurs de droite et d’extrême droite, un phénomène déplorable mais qui a déjà cessé d’étonner. Qui plus est, n’oublions pas que nous sommes dans un pays qui considère que la Coupe du Monde de football n’est pas un évènement politique, et qui rejette le fait que les joueurs d’une équipe portent un brassard arc-en-ciel, sous prétexte que le sport devrait être indépendant d’enjeux de société, incapable qu’il est d’admettre que la décision même de la faire se produire au Qatar est toute politique, et financière. Nous ne sommes plus à une contradiction près.
On serait bien malaisé de trouver un one-liner au caisson de résonance plus vaste que « S’lever pour 1000 deux c’est insultant » sur « A7 » de SCH. Le problème, c’est que si une partie de son auditoire l’a compris comme il le fallait, à savoir que le SMIC est trop bas, une autre partie l’a différement interprété, y voyant là une occasion de vomir leur mépris de classe pour les SMICards. Ironie du sort. C’est un peu le même cas de figure que les galaxy brains de l’extrême droite qui ricanent car certains électeurs de gauche ont voté Macron pour faire barrage à Le Pen en 2022. On ne peut pas empêcher les cons de l’être, ça serait trop beau. La conservation de l’espoir est un sacerdoce incommensurable. Pourtant, le rap, pour ne parler que de lui, est un formidable outil de commentaire social, doublé d’un medium permettant de réagir à chaud, et, comme on l’a dit, doté d’une audience potentielle énorme dans l’hexagone. Et puis, au-delà d’un morceau, quelques tweets, une vidéo sur un compte Instagram qui compte ses abonnés par centaines de milliers voire millions, ça coûte quoi? C’est ici que je suis censé caser la célèbre phase de Lino sur « Boxe avec les mots », « Qui prétend faire du rap sans prendre position ?« . Bien que je ne sois pas tout à fait convaincu de cette incentive, il arrive des moments où cela devient effectivement élémentaire de le faire. Etrangement, Niska s’était empressé de réagir sur Twitter lorsque le projet de taxe des plateformes de streaming émergea en octobre dernier. Alors pourquoi cette fois-ci, on ne l’entend pas ? Après tout, si la taxe streaming était un sujet qui le touchait directement, on peut supposer que cette réforme des retraites toucherait également certaines personnes qu’il connaît de près ou de loin? Mais loin de moi l’idée de n’isoler qu’un acteur du milieu, procédé injuste! Le cas de FDT cité plus haut est assez probant à ce titre : Nipsey et YG n’ont pas hésité une seule seconde en studio, le morceau a été enregistré en une heure, et partiellement inspiré par le vécu de Nipsey, qui a grandi avec bon nombre de ressortissants mexicains, et était outré par les déclarations de Trump sur eux. Pour un genre qui promeut les histoires de passage de l’extrême pauvreté et déreliction, à la richesse et la popularité, serait-il possible que beaucoup d’artistes finissent par rapidement oublier d’où ils viennent ? Ou n’en ont-ils simplement rien à faire ? Ou n’osent-ils simplement pas s’exprimer, de peur des représailles, des conséquences ? Si c’est ce dernier cas, tous les gens qui battent le pavé à l’heure actuelle n’ont-ils pas peur eux aussi ? N’est-ce pas même pour ça qu’ils font preuve du plus grand courage ? Par ailleurs, n’est-il pas amusant de constater que la nouvelle génération de rappeurs français, si coutumiers de s’inspirer et de copier les américains, ne pousse pas le vice jusqu’à étendre leur émulation à cette dimension contestataire que peut toujours avoir le rap outre-atlantique ? Posons-nous les bonnes questions, même si en vérité on ne veut peut-être pas en connaître les réponses.
Dans un monde idéal, on aurait déjà un hymne titré Macron Explosion dont l’intégralité des bénéfices serait reversé aux caisses de grève, et qui retentirait dans les rues chaque jour de manifestation. Non que cela n’ait changé grand-chose en soi, mais souvent on reproche aux gens leurs manquements par principe plus que par rapport aux conséquences de ceux-ci. Fort heureusement, on a quand même la Familiale qui rempile pour une seconde édition du concert BRAVES!, cette fois-ci à Lille, ce mercredi 19 avril, au Flow. Toujours 10€, toujours reversés aux caisses de grèves. Merci à toute l’équipe, à tous les artistes et au public, qui se mobilisent pour être présents à ces évènements, qui sont réellement vitaux aussi bien pour le mouvement, que pour la santé du rap français.
Jeudi 14 avril, en fin de journée, le Conseil Constitutionnel rendait son verdict sur la réforme des retraites, auquel on s’attendait tous, statuant que l’essentiel du texte était conforme à la Constitution. En 2000 ans d’histoire de France, le bas-peuple, naguère le tiers-état (excepté évidemment la partie des riches marchands et commerçants) a toujours, systématiquement subi la domination des pouvoirs en place. Guerres incessantes, impôts outranciers et iniques, dédain éhonté de ses revendications. Et lorsque révolte il y avait, et il y en avait pour ainsi dire chaque année, ces « jacqueries » étaient réprimées avec une violence inouie. Une seule et unique fois, le peuple a récupéré l’ascendant sur les élites, et il en a profité pour abolir les privilèges. Cependant force est d’admettre que ça n’était qu’en principe. Tout autant que la ségrégation, pour ne prendre cet exemple, a été officiellement abolie dans d’autres pays, en réalité les vieilles dominations systémiques ont la vie dure, tandis que ceux qui en bénéficient l’ont douce, trop douce. Un pays, c’est comme un gouvernement, quoiqu’on veuille, on ne ne le choisit pas. Ideal J, album n°2.
Article écrit par Hugo.
(Crédit photo bannière : Stéphanie Lecoq pour Reuters)