8RUKI, CHAMPAGNE ET PERCOCET

Habitué des projets où se rencontrent autant de producteurs qu’il y a de morceaux, 8ruki a décidé d’en dévoiler un peu plus avec Int8tion, en combinant cette fois sa vision avec celle du producteur français Binks Beatz. 

Le rap et le luxe vont de pair. Affublé d’une chemise et d’un pantalon en soie d’un blanc immaculé et d’une paire de lunettes d’un noir opaque, Rick Ross dans le clip de « Diced Pineapples » rajoute à ses verres de vodka quelques glaçons et cubes d’ananas fraichement découpés. Vue sur la mer, au milieu des palmiers qui se reflètent sur l’eau azurée, il trône flegmatiquement au bord de sa piscine creusée ou à bord de son yacht, le poignet et la nuque fortunés. Bref, une opulence devenue la marque de fabrique de ses clips des années 2000/2010. Dix ans plus tard dans le clip de « Green Drill » reprenant le morceau de Renzel, le décor océanique se mue en horizon citadin artificiel par dessus lequel l’hologramme de 8ruki est projeté, gobelet d’opiacé à la main. L’instrumentale subit elle aussi quelques restaurations des architectes Bricksy et 3G. Le refrain interprété par Drake est désormais agrémenté d’une rythmique drill et de rolls de Hi-Hats percutants, s’inscrivant dans la tendance très actuelle des remix à partir de tubes sortis à peine quelques années auparavant. Entre deux couplets où s’entremêlent egotrip et inimitié envers la police et ceux qui ne brassent pas d’argent ou qui le font au prix de leur intégrité morale, Ruki assaisonne le morceau d’une touche de motivation talk. Tout rappelle l’ombre tangible d’un Rozay qui distillait des astuces pour dupliquer ses rentrées d’argent sur fond de samples soul et notes graves de piano.

(crédit : @collectifblakhat)

Sur Int8tion, le rappeur du 91 endosse fièrement le rôle de CEO venu instruire une leçon de success story à ses auditeurs tout en avouant sa complaisance pour le confort pécuniaire. Comme un préambule, les deux premiers morceaux « WAGYU » et « LOBSTER » composent le célèbre Surf N’Turf, en-cas favoris des rappeurs devenus de vrais gourmets quand les billets se sont mis à couler à flot : « De plus en plus de billets mauves et je me sens comme Rick Ross« . 8ruki se confond alors dans des prodigalités, se vantant de se draper dans des textiles de designer, de faire dix mille euros en un tour de passe-passe, et d’avaler des viandes et fruits de mer hors de prix, le tout arrosé d’alcool de poire et de champagne introuvables dans le supermarché du coin. L’outrance du mode de vie rencontre pourtant la placidité du grain de voix cristallin et frigide du rappeur. Sur « WAGYU » et « MANY MANE« , l’état est somnolent et l’articulation engourdie. Tout laisse penser que les enregistrements se sont déroulés ankylosé sous l’emprise du célèbre sirop contre la toux que Ruki mentionne à plusieurs reprises et qui évoque ce flow sirupeux, parfois amorphe d’un Baby Smoove, d’un Veeze et évidemment d’un Lil Wayne. Néanmoins quand le filtre violâtre s’estompe, des soubresauts brisent la langueur de 8ruki qui semble être pris d’accent de paranoïa fiévreuse.

Avec « STAY UP« , « MUC » ou « PINK LEMONADE« , la paresse est éclipsée par une voix rageuse sonnant parfois comme des grondements humanoïdes. Il est même atteint de délires presque hallucinogènes quand il s’amuse à s’imaginer en baron véreux à la manière des cokes boys French Montana et Max B : J’fais le fric coupe la brique comme un ninja. Les productions cybernétiques et sinistres de Binks Beatz s’accordent parfaitement à l’effervescence psychédélique. Les sonorités robotiques des traitements de voix se mêlent aux basses rebondissantes et distordues, aux bells fuyantes et aux leads de synthétiseurs que l’on confondrait aisément avec des bandes sons de jeux d’arcade. Les résonances parfois spatiales et des fois solaires sont toujours rattrapées par cette dissonance quasi ésotérique typique de la Dirty South et de l’Horrorcore avec des productions qui évoquent parfois le travail de producteurs comme Zaytoven ou Lex Luger. Ruki sonne alors comme la version actualisée d’un Juicy J sur « A Zip and a Double Cup » présent sur Rubba Band Business, les deux faisant l’ode à l’argent durement gagné, l’entreprenariat, aux soirées embrumées sous le smog de leurs joints et à l’absinthe pourpre. À la manière des membres de la Swishahouse pour qui les gobelets étaient des extensions de leurs bras, l’amour évasif avec la boisson violette et le gain le confondent dans des satisfactions uniquement matérielles et un plaisir éphémère. Quant à ses relations amoureuses, elles paraissent infailliblement cesser en même temps que l’acte charnel s’achève. Les sentiments englués dans les flaques de lean et les perceptions aveuglées par l’éclat des VVS le métamorphosent malgré lui en un être antipathique incapable de combler et de se combler émotionnellement : « Après tout, j’suis peut-être pas le mec de tes rêves« . Dans « How to Love« , Lil Wayne cherchait éperdument les moyens d’aimer sincèrement celle qui chérie. Sur le lascif « Let it Go » en featuring avec Jäde, 8Ruki révoque fatalement cette option.

Malgré les lignes la plupart du temps imprégnées de luxe, de femmes et de drogues, le constat est amer et dresse le portrait d’un solitaire errant en état d’ébriété quand le soleil se couche et que les rues se vident : « Je sors la nuit, tard la night, j’vais chercher l’argent« . Sur « POTS CASSÉS » ou « LUNE » avec le touchant So la Lune, le brouillard des psychotropes et de l’alcool se lève et oblige alors 8ruki à contempler impuissant une solitude qui le ronge. Ironie du sort puisque sur Int8tion les meilleurs morceaux sont ceux où il se retrouve seul. Comme des montagnes russes, les drogues qu’il ingurgite le font passer par des moments d’euphorie les plus jouissifs comme par des moments de paranoïa et de mélancolie les plus tortueux. L’ordre en réalité incohérent de la tracklist accentue cette instabilité frénétique où chaque fin de morceau s’entrechoque avec le début d’un autre qui n’a rien à voir comme une voiture lancée à pleine vitesse contre un mur. Entre vantardise et parfois exploration de soi, 8ruki ne cesse de jongler même si par une pudeur palpable il ne s’attarde pas beaucoup sur la dernière partie. Comme des bribes de sa vie, chaque projet depuis Steam permet aux auditeurs de lentement cerner un peu plus l’artiste. Lui qui donnait l’impression de ne jurer que par la comparaison avec des trappeurs/CEO égocentriques ayant mis sur le côté quelques plusieurs millions de dollars rassure par une sincérité qui efface les relents de narcissisme. Ses vieux démons, l’argent et la sauce, ne sont finalement que des remèdes à des maux que le rappeur évoque un peu plus sur Int8tion que sur les projets précédents.

(Crédit Visuel Bannière : @collectifblakhat/ Graphisme : @arthurphl)

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