LE CHEMIN TUMULTUEUX DE LA GUERISON DE LOYLE CARNER

Le rap est maintenant bien connu comme étant un genre ayant de multiples facettes et riche en sous-genres. Si vous êtes un lecteur assidu de Gather ou un fervent auditeur de rap, je ne vous apprends de rien de nouveau. Chacun, selon son rapport à la musique, sera plus touché ou non par certaines de ces facettes. C’est en raison de ce biais que j’ai une attache pour les récits sur les traumatismes et la santé mentale qui passent par une vulnérabilité et une sensibilité prenant aux tripes.

Si l’année 2022 a été plus que riche en rap anglophone, elle a également été marquée par le foisonnement de ce type de récits. On peut penser au fameux retour de Kendrick Lamar avec Mr Morale & The Big Steppers, mais aussi Survivor’s Guilt de Mozzy, Aethiopes de Billy Woods, No Thank You de Little Simz, et bien d’autres. Le point de convergence entre ces albums si différents est l’aspect autobiographique de ceux-ci passant par le prisme d’une introspection sur le deuil. C’est dans cette lignée thématique que se faufile Hugo, le nouvel album de Loyle Carner. Publié ce mois d’octobre 2022 suite à trois ans d’absence depuis la sortie de Not waving but drowning, le rappeur londonien revient avec une réelle évolution et maturité musicale.

Cover officielle d’Hugo

Métissé d’origine guyanaise du côté de son père et d’origine anglaise par sa mère, Loyle Carner fait face à la question complexe de l’identité. A travers ce projet intime, le rappeur exprime sa difficulté à se placer tant sur le plan individuel que dans la société par l’ambivalence du racisme qu’il vit. L’absence de son père, qui a hantée ses précédents projets, prend ici une importance nouvelle puisque qu’Hugo est le nom de la voiture de son géniteur. Le premier titre, « Hate », marque clairement l’évolution musicale de Carner depuis ses débuts avec les traces d’une forme de colère viscérale, inexistante auparavant. Il suffit d’écouter les premières secondes du morceau, brutal dans son rythme et ses notes de batterie saillantes pour le comprendre :

« First, let me tell you what I hate,
Everything I ain’t
Everything I’ve done
Everything I break »

Le rappeur déverse toute sa colère face à son vécu et la violence de notre société envers certains dans un esprit cathartique, d’extériorisation des émotions lourdes et nombreuses ressenties. L’auditeur se trouve perdu dans le tourment de ces émotions exprimées à travers un chaos textuel puisque la haine, l’amour, la frustration et la peur y sont retranscrits. La production brute et troublante ainsi que l’absence de linéarité créent un sentiment anxiogène et une cohésion ingénieuse entre la forme et le fond. C’est dans une spirale émotionnelle et musicale presque convulsive que l’auditeur est immergé, un sentiment nourrit par le rythme cyclique du sample et l’absence de structure textuelle.

L’écriture de Loyle Carner a pour but d’extérioriser et de transmettre ses émotions afin de placer l’auditeur dans un état de sensibilité unique, procédé que l’on pourrait lier à l’usage de la catharsis en poésie. Le rappeur est réputé pour cette plume qui lui a justement permis de se démarquer face aux innombrables talents émergent de la scène rap au Royaume-Uni. De plus, ses collaborations avec certains poètes importants du Royaume-Uni nourrissent la richesse de cette écriture. Nous l’avions vu avec le titre « You don’t know », en collaboration avec Benjamin Zephaniah, un poète jamaïcain postcolonial et rastafarien, présent sur l’album Not waving but drowning et le featuring avec John Agard « Georgetown » dans Hugo produit par Madlib.

John Agard est un poète d’origine guyanaise ayant écrit de nombreux textes sur l’histoire du Windrush Boat, allant des Caraïbes (notamment la Jamaïque) vers le Royaume-Uni. C’est un moment fondamental dans l’histoire de l’immigration caribéenne qui a également été une source d’inspiration pour Benjamin Zephaniah cité précédemment. La convergence entre Loyle Carner, Benjamin Zephaniah et John Agard engendre un fil rouge et est un outil important quant à notre compréhension d’Hugo et ses thématiques.

Au début de « Georgetown » ces vers sont récités par John Agard lui-même en patois guyanais, une langue créole ici à base anglaise et mêlée à plusieurs langues africaines :

« Explain yuhself
Weh you mean when you say « half-caste »?
I listening to you wid di keen half of mi ear
(…)
And when moon begin to glow
I half-caste human being
Cast half a shadow »

« When Tchaikovsky sit down at di piano
And mix a black key with a white key
Is a half-caste symphony »

Extrait de Half Caste, un de ses poèmes les plus connus issu de son recueil du même nom publié en 2004, John Agard nous dévoile une grande problématique rencontrée par Loyle Carner et exprimée dans Hugo. Le terme « half caste » a une connotation fortement négative puisque c’est une insulte destinée aux personnes métissées. Son origine remonte à la colonisation de pays Africains et Caribéens par le Royaume-Uni. Dans son poème, John Agard cherchait à montrer l’hypocrisie de cette insulte et sa violence en se la réappropriant, tout comme Loyle Carner qui fait le choix d’ employer aussi ce terme.

Cover du single Nobody Knows (Ladas Road)

La difficulté que le rappeur rencontre pourrait se traduire par « comment parvenir à se placer dans une société où être métissé peut être vu comme un paradoxe ? ». « Nobody knows, Ladas Road » est l’expression de ce doute, source de souffrance :

« I told the black man, he didn’t understand
Reached the white man, he wouldn’t take my hand
Sat alone in the shadows of a man »
« But can’t think ’til I figure who I am
Are you lost? Or are you just another man? »

À nouveau, le morceau samplé tout au long de « Nobody Knows, Ladas Road » enrichit particulièrement ce projet. Son origine est le titre « Nobody Knows » du pasteur T.L Barett et de la chorale The Youth for Christ, que certains connaissent peut-être par le titre « Father Stretch My Hands » de Kanye West reposant sur ce même sample. La pertinence d’avoir remanié ce titre réside dans le fait que Thomas L. Barret est un pasteur et musicien noir américain s’étant engagé tout au long de sa vie contre la violence provoquée par la pauvreté et le racisme. Un engagement qui s’est retranscrit dans ses albums enregistrés aux côtés de cette chorale. Le choix de ce sample rejoint à la fois le récit du rappeur et sa méditation quant à ses origines mais aussi les poètes que nous avons cités précédemment. De même pour cette phrase « You can’t hate the roots of a tree, So how can I hate my father without hating me ? », une référence à la citation plus que célèbre de Malcom X: « You can’t hate the roots of the tree without ending up hating the tree. You can’t hate your origin without ending up hating yourself ».

C’est pour cette raison précise que cet album fait preuve de cohérence et d’harmonie. Chaque composante de ses titres est une pièce de puzzle nous révélant petit à petit la pensée et les inspirations multiples de Loyle Carner.

La question du racisme est, elle, creusée en profondeur dans les titres « Speed of Plight » et « Blood on my Nikes ». Deux éléments font qu’ils se rejoignent : le retour de cette forme d’agitation musicale et de sonorités organiques, notamment avec la batterie et les percussions saccadées, puis la retranscription d’un sentiment de confusion dans l’existence du rappeur. « Blood On My Nikes » est une dénonciation crue des violences dont les personnes racisées issues de milieux défavorisés sont victimes, autre marque de l’évolution de Loyle Carner puisque celui-ci ne s’était jamais exprimé sur des thématiques aussi politiques auparavant. Par un constat brutal qu’il aura jeune, Loyle Carner nous narre la violence quotidienne à laquelle il a assisté :

« Yo, I was just a kid
I was barely sixteen
Couldn’t tell a man what this shit means
To shoot a man on a fucking split screen
Take a life that was kinda pristine »

« Late at night, see the mother that cries
The bullet whizzed past my face
Saw her son as he died, my eyes wide »

Ces paroles et la manière dont Loyle Carner les prononce, les rappe, mêlent une tristesse, une colère et un dégoût profond envers cette violence. Le morceau s’achève sur un extrait de discours tranchant de l’aspirant écrivain et politicien Athian Akec à propos de ces violences et la responsabilité des politiciens quant à la fréquence de celles-ci: « Never has so much been lost by so many because of the indecision of so few ».

Lorsque ce n’est pas son ressenti à travers la question du métissage, de ses origines, et du racisme en découlant qui sont mis en avant, Loyle Carner laisse place à la thématique familiale. La famille est un des piliers de l’artiste, qui a souffert de l’absence de son père puis de la mort de son beau-père. Si Not waving but drowning était ponctué d’odes à sa mère Jean, Hugo vient explorer une autre branche de sa généalogie. Le titre « Homerton » en est une belle démonstration. En collaboration avec la chanteuse Olivia Dean émergeant dans la scène neosoul anglaise, et le chanteur Anglo caribéen JNR WILLIAMS, ce morceau est l’expression d’une douceur frôlant des sentiments moroses.

« I start to think about the legacy I leave
To the mother and the seed, to the people who believe
Late at night, as I let the pen bleed
To be the father with the magic up his sleeve
From the roots, to the apple, to the tree »

La naissance de son fils ayant été un tournant majeur, la problématique familiale prend une dimension autre. La métaphore en lien avec l’arbre, ses racines, ses branches et ses fruits est une marque de plus de l’esprit poétique du rappeur, se fondant subtilement avec les chants soul de ses collaborateurs.

Loyle Carner en 2022 au festival Reading and Leeds. (Photo : Frances Beach)

Il est intéressant de parler de thèmes dans les paroles mais aussi sur le plan purement instrumental. Le thème musical d’ « Homerton » est par exemple repris dans les premières minutes de « Polyfilla », peut être un des plus beaux morceaux de la carrière de Carner. On y entend cette phrase représentant parfaitement les derniers titres d’Hugo : « You know I’ve been trying to break the chains and the cycle » et toujours, ces notes de piano mélancoliques présentes tout au long de cette fin d’album.

Chaque parole, chaque note de ce titre nous place au sein même de la douceur amère ressentie par le rappeur. La question posée est comment ne pas reproduire les schémas familiaux et spécifiquement éduquer un enfant lorsque sa propre guérison n’a pas atteint sa finalité ? L’auditeur fait face à un travail minutieux puisque la dimension cyclique est d’abord traumatique, puis devient musicale et lyrique.

Le cycle s’arrête progressivement avec « Polyfilla » et le dernier morceau d’Hugo : « HGU ». Ce dernier titre est un message à son père et la conclusion parfaite à son tourment et sa réflexion sur son histoire. L’auditeur est placé dans une ambivalence entre la frénésie et la sérénité. Loyle Carner ressasse son vécu et fait des liens entre ses multiples traumatismes en incarnant finalement à merveille le chemin sinueux de la guérison dans la vie d’un jeune adulte. Ce titre c’est l’entre deux parfait et l’expression d’un doute qui finit par disparaitre.

Loyle Carner nous répète avec une détermination dans sa voix : « I forgive you ». Il serait donc parvenu à trouver le pardon nécessaire à sa guérison, puisqu’on entend à la fin un extrait de dialogue avec son père et les bruits de clés de la fameuse voiture nommée Hugo, la paix, et la fin à ce cycle qui aura participé à la construction de son identité tout en étant une source de détresse.

Article écrit par Émilie.

(Visuel bannière : Loyle Carner. Crédit photo : Sirus Gahan)

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